Le Promeneur du Champ de Mars, Robert GUÉDIGUIAN, 2005 (2)

Le Promeneur Gisant

Une séquence concentre en quelques minutes l’ambitieux film de Guédiguian. Une séquence muette, ou presque. On y voit Mitterrand, en Bouquet, marcher dans Jarnac au petit matin. Il gravit, le sourire radieux, les marches menant à la petite église.

Il s’avance vers le chœur, pose sa canne au sol ; on pense un instant qu’il va s’agenouiller, mais il s’allonge directement sur la pierre, pour observer la voûte peinte à fresque. Guédiguian s’arrête quelques secondes sur ce gisant encore chaud ; il est comme le Christ mort de Mantegna, mais vu par la tête. Une tête pensante, qui pour une fois se tait. Mitterrand est un vieil homme qui n’a pas besoin de parler seul pour se tenir compagnie, il n’a qu’à demander, et un disciple arrive pour prendre note. Il est le verbe, toujours laïque, qui à cet instant s’émerveille d’une éternité à laquelle il aspire lui aussi, même s’il la sait vaine.

Il regarde, comme dans un miroir, ces corps peints allongés à même la pierre. Bien sûr ils s’effacent, et le temps, malgré le cycle des restaurations, finira son œuvre, avec au bout la poussière des pigments sur la pierre usée du gisant, et plus loin encore l’inimaginable vide d’un corps absent. Il le sait : les mots emmèneront la mémoire de lui beaucoup plus loin que les images, parce que les images sont mortelles comme les êtres ; et pourtant, à cet instant où tout bascule, où la perspective sur le corps de Mitterrand s’inverse, le vieux président se tait et sourit. Guédiguian se garde bien de déboucher cette voûte à renfort de lumière, comme le fait la télévision quand elle veut tout montrer, braquant ses projecteurs vers le ciel comme en pleine guerre. Le cinéaste sait bien les qualités de l’indéterminé, connaît comme Mitterrand la saveur des zones d’ombre, où l’effort de scruter remplace le confort des révélations illusoires. Son corps flotte entre deux mondes, se vide peu à peu de ses substances, laissant la peau flasque envelopper les os comme un linceul.

Le film de Guédiguian n’est pas un film, il est un théâtre. En apesanteur. Le fil est tendu, de cour à jardin, et le cinéaste traverse la scène en funambule, sans jamais tomber, alors qu’ils sont nombreux à vouloir le faire vaciller. Il ne chutera pas, et restera au-dessus de ce corps allongé, sous la voûte effritée qui menace.

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