La Nuit du Chasseur, Charles LAUGHTON, 1955

Introduction : séquence en “extérieur” nuit : John rejoint Pearl, qui a vidé sa poupée et joue avec les billets de banque. Le décor est très stylisé, comme dans une grande partie du film : les enfants sont accroupis sur un dallage de briques, sous la tonnelle du jardin. À la manière d’un conte, la question de l’échelle des personnages y est prédominante. Celle de la transgression aussi.

Structure de l’extrait : raccordé aux deux séquences qui l’encadrent par des fondus enchaînés, qui fonctionnent donc ici traditionnellement comme deux ellipses narratives spatio-temporelles, l’extrait est clairement divisé en deux parties. D’un côté les deux enfants, pris dans un cercle de lumière, comme sous l’effet d’une “poursuite”, de l’autre Harry Powell (incarné par Robert Mitchum), dont l’arrivée coïncide exactement avec le milieu de la séquence. La première partie est l’enjeu d’un spectacle avorté, la seconde d’un retour dans un véritable antre, dont le monstre était sorti comme une ombre menaçante.

Concernant la bande son, notons simplement que le retour de la musique viendra, à la fin, souligner la réaction de John, en remplaçant en quelque sorte une parole disparue (John est, littéralement, “bouche bée”). Une subtile ambiance nocturne (oiseau, grenouille… un bestiaire pour le moment sonore, mais qui prendra une place prépondérante plus tard) compense le caractère artificiel de la résonance des voix dans le studio.

Narration : la fonction principale de cette séquence est de maintenir la tension autour du secret (l’endroit où le père des enfants, avant de disparaître, a caché son magot). Pearl manifeste alors clairement qu’elle ne supporte plus le poids de ce secret. Qu’elle cherche, littéralement, à le transgresser en l’extirpant. Et c’est à un véritable accouchement que le spectateur est convié : elle donne vie à deux petits corps qu’elle baptise de leurs propres noms, comme à la poursuite d’une identité perdue. Mais le regard d’adulte que nous posons sur cette scène ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : pour Pearl, il s’agit d’un jeu, et non de la reconquête de son identité. En jouant, elle réclame simplement le droit d’être un enfant. John, lui, sait bien que le danger rôde et que leur enfance est perdue.

Points de vue et échelle : extrait qui s’organise très clairement autour du point de vue des enfants, y compris dans le champ contre-champ de la fin, où l’axe de prise de vue reste horizontal sur John, et en contre-plongée sur Harry. La question de l’échelle des corps y est cruciale, comme souvent dans ce film. L’extrait propose tout d’abord de figurer, par l’intermédiaire de la poupée, le corps déchiré d’une petite fille. Comme pour rééquilibrer cette métaphore du meurtre, Pearl, résumée en cet instant à une robe dont le motif est parfaitement similaire à celui de la poupée, donne naissance à deux nouvelles figures. Ces figurations par découpage sont présentées au spectateur et nommées, comme dans un spectacle de marionnettes. En ce sens, Pearl n’est pas seule : elle s’adresse à nous (les silhouettes ne sont pas vers elle, mais vers nous). Le plan moyen est dans ce film dépendant de la hauteur du corps de John : c’est ainsi que le corps du chasseur sera tronqué à la fin du travelling avant, comme le corps des adultes en général dans ce film, accentuant la menace qui pèse sur les enfants. Ce corps sans tête est monstrueux, et un instant véritablement amputé, puisque les silhouettes voleront à ses pieds comme des feuilles mortes, sans attirer son attention, préfigurant la poursuite à venir. Le chemin que parcourt la caméra en travelling avant, précédant (et donc incarnant) un instant celui des enfants, fonctionne comme une véritable aspiration, un retour dans la gueule du loup, personnage de conte que Robert Mitchum ira jusqu’à singer dans la scène célèbre de la cave.

La lumière est ici, comme dans tout le film, une composante essentielle de la dramaturgie. Charles Laughton, acteur réputé mais cinéaste débutant (La Nuit du Chasseur sera son unique film), a su s’entourer de professionnels talentueux, dont Stanley Cortez, qui propose ici un travail d’une inventivité et d’une liberté étonnantes. Le réalisme n’est jamais son premier souci. Il s’agit plutôt de donner corps au cauchemar lui-même. Ainsi, comme on l’a vu, si les deux enfants sont éclairés, au premier plan, par une sorte de poursuite plongeante provenant de la droite du cadre, Harry le sera par une lumière quasi horizontale provenant de la gauche. De cette façon, deux scènes indépendantes sont articulées dans le même cadre, séparées par une ombre oblique au sol qui fonctionne comme une ellipse spatiale forte. Mais avant, Harry était apparu un instant comme une silhouette noire dans l’encadrement de la porte, véritable négatif des deux silhouettes de papier. Pour Laughton, les enfants et Harry appartiennent chacun à l’une des deux parties d’un monde manichéen.

Conclusion : La menace, pour le moment psychologique, que fait peser le monstre sur les deux enfants se concrétise et se rapproche. Pearl est au bord de la rupture : John sait bien maintenant qu’il lui faudra compter que sur lui-même, apprenant à la fin que même sa mère peut le trahir. Cette séquence prépare le spectateur à la prochaine (et très traditionnelle) poursuite entre deux entités que tout oppose : d’un côté, un monstre menaçant et sans scrupule (mais qui manque de clairvoyance), de l’autre deux enfants, menés par une sorte de Petit Poucet, héros d’un récit initiatique qui verra un enfant parvenir à l’âge adulte, mais en traversant une série d’épreuves douloureuses.