Aria Diva, Agnieszka SMOCZYNSKA, 2007

Aria Diva : faire entendre une voix

Le premier regard marquant du film, c’est celui de la solaire Gabriela Muskala*, qui interprète Basia, jeune femme au foyer occupée par les courses, les tâches ménagères et l’éducation de ses deux jeunes enfants. Un regard vers le haut, comme une aspiration. Jusqu’au dernier plan (quelques ballons lâchés dans un ciel blanc) ce premier film d’Agnieszka Smoczynska** est un poème aérien et subtil.

Basia habite un immeuble luxueux dont l’escalier monumental, avec ses velours rouges et ses dorures, rappelle ceux des opéras ou des grands théâtres. C’est une face de sa vie, une face invisible et tue, qui ne va pas tarder à se révéler. A contrario, dans son appartement, la caméra capte, en plans serrés, la pénombre et les tons bruns d’un mobilier sans apparat. C’est la face plus terne et visible d’une vie dominée par la routine. Mais Basia n’est ni triste ni soumise. Sa résignation est calme et douce, sans colère. Ses enfants sont beaux et son mari est tendre. Basia ne souffre pas. Elle vit au présent, sans rêve ni cauchemars.

Elle commence alors à entendre des voix. On la voit lever les yeux vers le plafond ou vers les bouches d’aération, dans une attitude clairement extatique. Une cantatrice, interprétée par Katarzyna Figura***, vient d’emménager au-dessus. Très vite, elle rencontre la diva et elles deviennent peu à peu des amies.

À partir d’une telle trame, on peut imaginer, à la suite d’un Mankiewicz ou d’un Almodovar****, une histoire d’amour asymétrique, entre admiration maladive et usurpation. Non, Basia n’a pas ces perversions. Cette voix l’émeut, alors elle s’en approche pour mieux l’entendre, c’est tout. Joanna, la diva, est comme l’envers de Basia : elle vit de son art, seule dans un grand appartement lumineux. Elle y accueille parfois son répétiteur ou un amant. Mais, le reste du temps, elle est manifestement défaite, troquant ses manteaux à strass et ses robes longues pour un peignoir limé. La fascination devient vite réciproque. Joanna est troublée par cette femme, qu’elle veut sortir d’un quotidien qu’elle juge indigne. Elle l’aime, mais veut la changer. Basia se contente de l’aimer simplement, sans la juger. Sans doute aussi sans désir, ce désir que Joanna ressent très vite pour Basia. Une scène illustre parfaitement cette tension qui naît toujours des désirs prêts à éclore. Elles sont au restaurant, face à face. On sent l’amour poindre sous l’amitié apparente. Sur une injonction de Joanna, Basia approche son buste et sa figure de sa partenaire, en se levant et se penchant. La tension est à ce moment très forte, le silence et la suspension préparant peut-être un premier baiser. Joanna gifle alors Basia qui se rassied, saisie et incrédule.  « C’est parce que je t’aime bien » explique Joanna avec demi-sourire. À partir de ce moment, parce que Basia accepte ce geste, on peut penser avoir affaire à un film dans lequel l’amour absolu aura raison de l’amour ordinaire et engourdi, un film dans lequel l’art terrassera la banalité. Non, pas davantage.

Voilà sans doute pourquoi le film est si bouleversant, dans tous les sens du terme : Basia ne renoncera ni à sa vie, ni à cette nouvelle passion. Elle continuera d’accompagner Joanna et de partager avec elle quelques moments qui feront d’ailleurs croire à son mari qu’elle a une liaison. C’est elle qui, finalement, aidera Joanna dans sa vie; sublimant l’amour que cette dernière lui voue. La force de Basia, c’est sa vérité. Sa capacité à vivre sans artifice, sans faux-semblants ou faux désirs. Sa capacité à accepter l’autre sans chercher à le changer. Une question essentielle est posée par Basia à Joanna, un soir où elles gravissent difficilement les marches de l’escalier monumental. Une question à laquelle Joanna ne semble pas répondre tout de suite : « comment savoir si c’est toi qui chante au-dessus, si c’est ta voix que j’entends? C’est peut-être quelqu’un d’autre…« . Et c’est la réalisatrice qui répond à cette douloureuse question de l’adéquation entre un corps et une voix, qui est évidemment celle de l’identité.

Dans une scène précédente d’abord : alors que Basia et son mari font l’amour dans la salle de bain, Joanna au-dessus, allongée dans son bain, entend l’orgasme de Basia. Un moment, donc, où c’est au tour de Basia de chanter pour Joanna. Un moment aussi où Joanna improvise quelques trilles sur le chant rythmé et progressif de Basia. Basia, littéralement, lui prête une jouissance dont Joanna est peut-être privée, ce qui pourrait expliquer sa douleur. Être privé de jouir, c’est être privé d’une de ses voix. Pas n’importe laquelle : une des voix non chantées la plus mélodique et musicale…

Dans une scène attendue ensuite : la diva chante un aria de Haydn lors d’une première, dans une salle comble et prestigieuse. L’actrice est alors doublée par la contralto polonaise Ewa Podles. L’exercice est périlleux : comment, précisément, parler de la vérité des émotions, au moment même où, par un subterfuge proprement cinématographique, on triche à l’écran, en doublant une actrice? En séparant, précisément, la voix du corps? La scène pourrait gêner (d’ailleurs elle semble troubler Basia, comme si elle était la seule à saisir la supercherie). Elle pourrait même, si on ne s’y arrêtait pas assez, passer pour une véritable faute de goût. Mais il faut toujours être très attentif au cinéma (à ses émotions, bien sûr, aux images et aux sons surtout). Un peu plus tard, alors que l’on se presse dans la loge de la cantatrice, les félicitations, les bravos et les superlatifs pleuvent, ainsi que les fausses embrassades. Joanna dissimule mal sa gêne derrière le masque inerte d’un sourire obligé. Basia, en arrière plan, semble littéralement anéantie. Désenchantée. Entre alors une autre cantatrice, qui commence par chanter (la voix est puissante et juste) puis qui félicite à son tour la diva, qui lui répond « mais non, ma chérie, tu sais que c’est toi ». La réponse est claire, même si, dans la salle, elle peut passer inaperçue tant la volonté de la réalisatrice est de la fondre, de la faire disparaître, pour surtout éviter d’en faire l’instrument d’une terrible révélation. Le film refuse aussi ce registre, celui de l’enquête ou du jugement moral. Cette phrase ne s’adresse pas aux spectateurs, mais à Basia seule. Comme si les personnages continuaient le film sans nous.

À la fin, Joanna déménage, continuant sa quête de changement de lieux et de peaux, fuyant sa vie. Basia lui demande, dans l’appartement presque vide, si elle veut bien chanter pour elle. Joanna lui répond : « et toi, veux-tu partir avec moi?« .

Joanna ne peut pas chanter, pas plus que Basia ne peut quitter sa vie. Au final, elles resteront toutes les deux sans voix. Mais Basia continuera de lever les yeux vers le ciel, suivant jusqu’au bout le dernier ballon, qui dessine un point final en bas de l’écran.

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* Que l’on a pu voir avec Aurélien Recoing dans Tout un hiver sans feu de Greg Zglinski en 2004.

** Il s’agit de son film de fin d’études, réalisé dans le cadre de la prestigieuse école cinématographique Andzrej Wajda de Cracovie.

*** Très connue en Pologne, elle a notamment joué dans Zemsta d’Andrzej Wajda en 2002.

**** All about Eve, 1950, et Tout sur ma mère, 1999.