4 mois 3 semaines 2 jours, Cristian MUNGIU, 2007

Otilia dans 4, 3, 2 de Cristian Mungiu :  une poétique de l’effacement1

Le titre du film de Cristian Mungiu, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, sonne comme une comptine prise à rebours ; comptine au décompte macabre, dont l’aboutissement serait l’anéantissement.

Ce titre est en effet une invitation : imaginairement, le spectateur est prié de le compléter. Tout comme, a posteriori cette fois, il est invité à compléter l’affiche, sur laquelle les nombres s’alignent en rouge. Ce que les deux protagonistes principales y surplombent, et qui reste hors du champ de cette image fixe, c’est le petit un absent du titre. Acceptons cette hypothèse : le fœtus, enjeu de tant de débats, serait le un du titre. Rouge lui aussi.

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Dans cet ordre d’idée, explorons maintenant cette autre hypothèse : Otilia, en tant que personnage nié de bout en bout, serait le zéro de la comptine. Je propose de dessiner, dans les lignes qui suivent, un parcours dont elle est indubitablement la protagoniste principale, parcours qui la mènera au néant, à l’anéantissement de son intégrité. Un parcours linéaire choisi parmi les signes récurrents et nombreux de cette annihilation qui est en jeu tout au long du film, selon des règles de composition très précises et systématiques que je tenterai de mettre à jour. Car le film de Cristian Mungiu est un implacable poème funèbre, qui laissera à la fin Otilia plus vide encore que Gabita.

 

À l’échelle du film tout entier, il est patent que, des deux protagonistes principales, Otilia est, de loin, la plus représentée. Elle figure en effet dans la presque totalité des 70 plans du film (pendant 2 minutes seulement, Otilia n’est pas directement représentée dans le plan, mais rode tout près, hors champ, soit au bout du fil dans le hall de l’hôtel, soit dans la chambre d’à côté, pendant le viol). Gabita, elle, apparaîtra dans moins de la moitié du film, la caméra de Cristian Mungiu choisissant de suivre systématiquement les pérégrinations d’Otilia, ce qui en fait, clairement, le personnage principal. On admettra que ce choix est assez troublant, pour un film dont le sujet semble être l’histoire d’un avortement clandestin dans la Roumanie de la fin des années 80. Otilia n’est en effet que l’amie de la jeune fille devant subir cet avortement. C’est un parti pris de décentrement, qui, au lieu de se focaliser sur la jeune fille enceinte et de prendre ainsi le risque d’un pathos dont on aura vite compris qu’il n’est pas le style de l’auteur, concentre plutôt l’attention du spectateur sur la mécanique d’un enchaînement tragique : dès ses premiers pas, Otilia est marquée par une fatalité, celle de la négation de sa féminité. Dans le second plan du film en effet, on apprend que la supérieure de ce pensionnat de jeunes filles n’a pas accepté la justification donnée par Otilia pour sa dernière absence (des règles douloureuses), ayant déjà utilisé cette excuse deux semaines plus tôt. Ce n’est pas un hasard si, par ailleurs, Cristian Mungiu met en scène cet épisode dans les douches et vestiaires du pensionnat, le corps nu de la femme s’exposant alors comme en écho à ce premier viol de son intimité. Otilia est clairement, dès les premières minutes du film, celle à qui l’on refuse cette intimité. L’effacement, inexorable, est déjà en marche. Tout au long du film, Otilia est sous contrôle (dans le bus, alors qu’elle n’a pas de ticket, à l’accueil de l’hôtel, où on lui réclame sa carte d’identité, dans la chambre avec Monsieur Bébé, chez les parents d’Adi, avec Gabita toujours) : le régime policier qui sévit alors en Roumanie semble tout entier résolu à la harceler elle, et elle seule.

 

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Très tôt aussi, et assez systématiquement, Otilia sera un corps noir, le fond variant du plus clair au plus foncé. Dans ce dernier cas, elle est un corps noir dans l’ombre, sans lumière pour la révéler : dans les couloirs du pensionnat, dans celui de l’université où elle retrouve son ami Adi, dans les couloirs de l’appartement des parents du jeune homme, et, bien entendu, dans les rues sombres qu’elle parcourt dans le dernier tiers du film. À plusieurs reprises, elle disparaît littéralement dans le noir, sans même parfois un contre-jour pour en dessiner les contours. C’est bien noir sur noir qu’elle est, à de multiples reprises, représentée, l’effet s’accentuant à mesure qu’avance le film. Dans le fameux plan où elle se débarrasse finalement du fœtus, on atteint l’acmé de cet effacement du corps par l’absence de contraste : seul plan du film dans lequel la caméra passe sans raccord d’un extérieur à un intérieur, obligeant en quelque sorte Otilia, tout à fait symboliquement, à accomplir elle-même l’expulsion macabre d’un corps devenu vulgaire déchet. Le son métallique puis mat, terrible, du fœtus enveloppé s’engouffrant dans le vide-ordure figure l’avortement symbolique que subit alors Otilia, comme prostrée dans le noir. Sa respiration, très forte à cet instant (elle vient alors de grimper quelques étages), s’arrête précisément au moment où le fœtus stoppe sa chute, résultat d’un travail de mixage exigeant. Une chute qui lui coupe subitement le souffle, qui lui ôte un instant sa propre vie.

 

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Puisqu’il est question de souffle, il est important de dire qu’Otilia est aussi celle que l’on fait taire avec violence, lorsqu’elle ose, timidement, revendiquer. Au milieu du film, dans la chambre d’hôtel, alors que Monsieur Bébé négocie les conditions de l’avortement, il est intéressant de constater que le seul accès de colère du film s’exerce à l’encontre d’Otilia, traitée alors de « sale pute ». Cruelle prolepse dans la bouche de celui qui, quelques minutes plus tard, fera de son corps et de celui de Gabita les simples objets d’un marchandage infect.

 

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C’est dans le plan le plus long du film (soulignons ici que les plans du film de Mungiu sont particulièrement longs, un film standard comportant une moyenne de 500 plans habituellement, soit 7 fois plus), lorsque Otilia est invitée à fêter l’anniversaire de la mère d’Adi, que ce processus d’effacement prend une signification encore plus forte. Le plan reste centré sur Otilia, tandis que les convives, se penchant tour à tour pour trinquer ou se servir du vin, masquent à de nombreuses reprises le visage ou le corps de la jeune fille. L’un d’entre eux lui refuse même le droit de fumer en présence des parents de son petit ami, parachevant cette négation toute symbolique de sa liberté d’être. Mais c’est cette insistance du cinéaste à faire en sorte que les convives masquent le corps d’Otilia qui est vraiment significative : Otilia, bien qu’au centre du cadre, est comme gommée. À ce moment du film, Otilia est un corps bafoué, disparaissant peu à peu en arrière plan, tandis qu’elle ne pense qu’à fuir pour retrouver sa compagne d’infortune. À ce moment encore, elle n’est que renoncement, allant jusqu’au bout de son abnégation nihiliste, alors même que, quelques minutes plus tôt, elle venait de comprendre qu’elle avait été le jouet d’un mensonge immature, Gabita ayant pris le risque de l’entraîner, sans lui dire, dans un piège inéluctable.

 

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Deux plans enfin viennent parfaire cette poétique de l’effacement systématique du personnage d’Otilia. Deux plans complémentaires l’un de l’autre. Le premier, c’est ce plan presque silencieux d’Otilia dans la salle de bain, tandis que Gabita, à sa suite, subit à son tour un viol par Monsieur Bébé. Un plan très étonnant, un portrait sans face, la tête d’Otilia étant filmée par derrière. À ce moment, elle a, si l’on veut, perdu la face. Elle a perdu l’essentiel, la capacité à s’exprimer. Elle est alors méconnaissable, défaite. Elle n’est plus qu’un corps de dos, sans face, qu’un corps sans visage qu’on peut bafouer à loisir. Le plan complémentaire est le tout dernier plan du film. Otilia, à ce moment du film, vidée de sa substance, ne peut se résoudre encore à remplir son corps de viande (on leur propose le menu du mariage qui est fêté dans l’hôtel, menu composé d’abats, de cervelle…), comme le fait Gabita, perdue dans une tragique hébétude. Otilia n’acceptera que de l’eau, seule capable sans doute de la purifier. Toutes deux sont alors face à face, enfermées derrière une vitre, comme les deux poissons du premier plan du film. Otilia finira, à la toute fin du dernier plan, par tourner la tête vers l’objectif, nous offrant un premier et ultime regard caméra, dont on sait bien qu’il est pour le personnage l’effacement absolu (« Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu », Roland Barthes, L’obvie de l’obtus, éditions du Seuil, 1982). Moment où la fiction se brise comme un bocal, instant définitif où le personnage disparaît, laissant alors place à l’actrice, dont le nom s’inscrira en premier immédiatement après.

 

Otilia s’efface, révélant Anamaria Marinca.

 

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1 : Ce texte fait partie des bonus du dvd du film, distribué par bac Films, et sorti en 2008