Dickson Experimental Sound Movie, WKL DICKSON, 1894/1895

The Dickson Experimental Sound Movie, film prélude1

Vous l’avez remarqué, cette courte intervention s’inscrit en prélude d’une journée d’étude consacrée aux relations entre opéra et cinéma. Il s’agit donc ici, d’une certaine façon, d’ouvrir le bal, de se chauffer la voix. Il s’agit d’introduction, de préfiguration.

Lorsque j’ai reçu l’appel à communications pour cette journée, quelques mots m’ont tout de suite frappé : chronologie, expérimentations, noces (entre opéra et cinéma) et l’expression « bien avant la naissance du film parlant ». J’ai eu envie d’évoquer non pas les noces véritables entre cinéma et opéra mais plutôt leurs fiançailles, qui constituent je le rappelle une promesse. Faisant quelques recherches sur le sujet, je me rendais vite compte qu’avant les fiançailles (qui ont – déjà – quelque chose d’officiel), j’allais plutôt parler des tous premiers émois, des tous premiers indices. S’il existe un instant zéro2 de la relation entre opéra et cinéma, notre projet est de tenter de nous en approcher.

Prenons d’abord deux dates indispensables pour de telles épousailles : l’année 1927, qui voit la sortie du premier film parlant, The Jazz Singer d’Alan Crosland, et le 28 décembre 1895, première projection publique et payante qui marque usuellement la naissance du Cinématographe. Ces deux dates communes, dont l’avantage n’est pas discutable (les dates sont un moyen commode de rationaliser l’Histoire), ces deux dates donc masquent en fait une réalité beaucoup plus complexe : avant même l’année 1895, quelques inventeurs ont cherché – et sont parvenus parfois – à reproduire de façon simultanée les sons et les images animées.

L’un d’entre eux, l’américain Thomas Edison, est notre homme idéal. En effet, il faut noter que les 10 films réalisés et projetés par les Frères Lumière n’avaient rien de musical (ils suggéraient seulement quelques bruits : une locomotive, un cheval ou la mer). L’ingénieur américain, lui, n’a de cesse de poursuivre deux buts à la fois. Il phonographie, puis il kinetographie (il « fait pour les yeux ce qu’il avait fait pour les oreilles », pour reprendre son expression). Voici d’ailleurs à quoi ressemblait le département son en 1892, alors dirigé par Théo Wangemann3, et immortalisé ici par un certain William Kennedy Laurie Dickson, talentueux ingénieur. Très intéressant de noter, pour ce qui nous concerne, à quel point la musique était au cœur des préoccupations d’Edison et de ses collaborateurs.

Et, dès les années 1893/1894, il présente le Kinetophone, appareil permettant la projection simultanée, pour une seule personne, d’une bande image et d’une bande son.

Malheureusement, il nous reste très peu de ces tous premiers films sonores. Lorsque l’image elle-même n’est pas perdue, c’est le cylindre de cire « associé » qui est manquant ou trop abîmé. Il ne reste donc, de cette époque d’expérimentation du film sonore, que quelques films… muets.

Ainsi, tout au long du XXe siècle, on connaissait un film appelé le Dickson experimental sound movie, sous cette forme paradoxale:


Ce court film a été popularisé (sous cette forme muette donc) par un documentaire intitulé The Celluloid Closet, les homosexuels (re)vus par Hollywood de Rob Epstein et Jeffrey Friedman4, réalisé en 1995, documentaire qui portait sur les différentes représentations des gays et lesbiennes dans le cinéma hollywoodien. Le court film expérimental de Dickson y était désigné comme l’une des premières représentations d’homosexuels à l’écran… et rebaptisé pour la circonstance The Gay brothers! On le voit, les auteurs se sont focalisés sur les deux danseurs présents à droite de la composition, négligeant complètement la partie gauche, et en particulier le gigantesque microphone, qui attestait pourtant de la véritable nature de ce film expérimental.

Une première renaissance de ce film, sous sa forme originelle, s’est faite 3 ans plus tard, sous l’impulsion de l’association de chercheurs DOMITOR (cinéma des premiers temps, André Gaudreault, Canada et Emmanuelle Toulet, France, pour ne citer qu’eux). À l’occasion d’une conférence à Washington, consacrée au son des premiers films, le film est projeté, mais cette fois synchronisé avec la bande son d’origine, un cylindre de cire retrouvé en 1964 dans les fonds Edison et étiqueté « Violin by WKL Dickson with Kineto ».

La Bibliothèque des Congrès à Washington se lance alors dans la restauration du cylindre, très abîmé. On confie à Walter Murch, réalisateur et monteur oscarisé pour le montage son d’Apocalypse Now,  le soin de synchroniser les deux bandes, image et son. Le film enfin restauré est mis à la disposition du public au tout début du XXIe siècle, soit 105 ans après sa création:

Le violoniste (Dickson lui-même, fraîchement immigré, nous y reviendrons) y joue L’Air du Mousse dans l’opéra léger Les Cloches de Corneville de Robert Planquette, écrit en 1877 (ici interprété en 1958 par le ténor Michel Cadiou). Cet opéra léger, très en vogue à l’époque, venait tout juste de faire une tournée aux États-Unis, mais ce n’est peut-être pas la seule raison qui pousse le jeune Dickson à jouer cet air devant ce dispositif d’enregistrement du son et de l’image animée. Ce jeune mousse qui vogue sur les flots c’est, d’une certaine façon, Dickson lui-même, qui est arrivé il y a peu sur le sol américain…

En effet (et c’est particulièrement amusant pour ouvrir cette journée), Dickson est né (d’une mère écossaise musicienne et d’un père anglais peintre) et a passé les 19 premières années de sa vie… à Le Minihic-sur-Rance, à moins d’une heure d’ici! Dickson est un personnage important pour l’histoire du cinéma; c’est lui qui fixe la norme du 35mm (largeur de la bande celluloïd), mais aussi le format de l’image, les 4 perforations par photogramme…

Dickson, lorsqu’il réalise ce proto-film, le Dickson experimental sound movie, est depuis un peu plus de dix ans chez Edison, qu’il admire depuis plus longtemps encore. Il ne se contente pas d’inventer des techniques, il laisse aussi quelques ouvrages à la postérité. Ainsi, il écrit et publie en 1895, avec sa sœur Antonia un ouvrage intitulé History Of The Kinetograph, Kinetoscope And Kinetophonograph. Edison lui-même en signe la préface (un texte déjà publié dans le numéro de juin 1894 du magazine Century), dans laquelle on peut lire :

« Je crois que, dans les années à venir, grâce à mon propre travail et à celui de Dickson, Muybridge, Marey et tous ceux qui ont indubitablement ouvert la voie, des opéras pourront être donnés au Metropolitan de New York sans qu’ils diffèrent en rien de l’original, mais avec des artistes et des musiciens morts depuis longtemps ».

Presque 120 ans plus tard, les nouvelles technologies (n’oublions jamais qu’alors, les technologies inventées et utilisées par Edison ou Dickson n’étaient pas moins nouvelles) réalisent cette anticipation d’une grande pertinence, en diffusant, en direct ou en différé, et un peu partout dans le monde, les opéras donnés au Metropolitan.

On pourrait se contenter de cette expérimentation, et y voir là la première occurrence des riches relations entre opéra et cinéma. Mais ce n’est pas si simple… remontons encore un peu le temps.

Évoquons un autre « oublié » des précurseurs du cinéma, Louis Aimé Augustin Le Prince, ingénieur et chimiste français disparu mystérieusement en 1890, dans le train Dijon/Paris. Le Prince, qui a été initié à la photographie par un ami de la famille, Louis Daguerre, a eu tout de même le temps de réaliser les premiers (?) films de l’histoire du cinéma, à Paris ou à Leeds, Angleterre, où il vivait le plus souvent. Il réalisa de nombreux films dont la plus grande partie est perdue, mais il demeure tout de même quelques documents précieux.

Ainsi ce film de 20 images, The Roundhay Garden Scene, tourné à Leeds en 1888, dans le jardin de son beau-père:


Un autre film de Le Prince, intitulé Accordion Player tourné en 1888, nous intéresse plus particulièrement encore. Le Prince y filme son fils Adolphe jouant de l’accordéon. ce qui démontre un intérêt pour l’image animée, certes, mais aussi pour la musique :

Puisque l’intitulé même de cette journée nous incite à la rêverie, à l’imaginaire d’une relation entre les deux arts, rêvons-un peu. Imaginons que nous retrouvions un jour un cylindre de cire très très abîmé, quelque part le long de la ligne Dijon-Paris…… (Le Barbier de Séville de Rossini).


Retournons à la réalité pour conclure. Le Prince croyait beaucoup en son invention. Il dépose quantité de brevets pour des caméras qu’il ne cesse d’améliorer. Un événement particulier doit retenir notre attention : il rencontre, le 30 mars 1890, le secrétaire général de l’Opéra de Paris, Ferdinand Mobisson, pour lui montrer son invention. Cette rencontre, comme beaucoup d’événements de la vie de Le Prince, est assez mystérieuse. Mobisson a bien remis un certificat qui stipule qu’il a vu l’appareil de projection de Le Prince… mais on ne sait pas si l’appareil en question a fonctionné. Par contre, ce qui est intéressant pour ce qui nous concerne, c’est le fait même que Le Prince ait souhaité rencontrer le secrétaire de l’Opéra de Paris. Façon de dessiner un avenir possible pour sa toute nouvelle invention, une promesse de lien en quelque sorte.

Le Prince avait d’ailleurs, dès 1886, nommé l’un de ses brevets:  » Méthode et appareil pour la projection des images Animées, en vue de l’adaptation aux scènes d’opéra ». On le voit, dès 1886, le lien Opéra Cinéma est breveté.

 

1 Cette communication a été préparée pour une journée d’étude organisée à Rennes le 11 février 2013 dans le cadre de la 3ème édition du festival Transversales Cinématographique, consacrée aux relations entre opéra et cinéma.
2 Instant zéro : je reprendrais volontiers une autre expression provenant du champ des sciences dures, à propos du big bang : la singularité initiale, pour sa dimension poétique.
3 Wangemann est connu pour avoir organisé une tournée européenne, et pour en avoir rapporté une collection de sons (Brahms lui-même au piano ou ici la cantatrice Johanna Dietz, le 28 janvier 1890.
4 D’après l’ouvrage du même nom de Vito Russo.