Open the Door, please!1
Aujourd’hui, petite séance de décryptage… Nous avons décidé de vous proposer quelques éclairages sur le court métrage Open the Door, please de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, réalisateurs d’origine libanaise. Tout d’abord, une analyse digne de ce nom doit commencer par une bonne description. Attention! La description ne doit être ni trop fastidieuse, en s’enlisant dans des détails superflus, ni trop lacunaire, en oubliant des éléments essentiels de la bande image ou de la bande son.
Hmmm… Décrivons, donc. Le court métrage dure un peu moins de 12 minutes. C’est un film parlant, réalisé en 2006 en scope couleur et en costume (il se passe en 1920, comme indiqué sur l’ardoise dès le premier plan du film). La bande son est très particulière : quelques rares paroles, dont la plupart sont en anglais non sous-titré, une création musicale n’apparaissant que sur le générique de fin, et principalement des bruits. Du silence, enfin. Sur le plan de sa construction, le film est structuré de façon symétrique (symétrie à laquelle le personnage du photographe fait allusion au début du film, en évoquant les « règles de l’art ») : un générique de début, quelques plans en extérieur, la partie centrale en intérieur, puis retour à l’extérieur du début, et générique de fin. Ce générique de fin est précédé d’une citation. Il faut toujours être très attentif aux génériques de films, qui fournissent des informations précieuses. Ici, on se rend compte qu’il s’agit en fait d’un court récit relatant un épisode imaginaire de l’enfance du grand Jacques Tati, réalisateur et acteur français, qui avait 13 ans en 1920. Vous savez? Jour de fête, Mon oncle, ou encore Playtime… films dans lesquels Tati campe un personnage inadapté et cocasse, se moquant avec poésie d’un monde parfois absurde. Notons enfin, pour clore cette description, que le court métrage est centré sur le personnage du jeune Tati, ne le quittant que pour filmer la jeune fille, second personnage du film.
Tentons donc un petit décryptage de ce très joli court-métrage. Le film met en scène la question du point de vue, un appareil photo se substituant à la caméra dès les premiers plans, et surtout jusqu’au dernier, qui est en fait une photographie noir et blanc. Il s’agit donc d’un de ces films dits « réflexifs », c’est-à-dire des films qui mettent en scène l’acte de filmer. Des films qui réfléchissent, comme un miroir. Oui, bon… Dès le premier plan, le personnage principal est « hors norme » : trop grand, il n’arrive tout simplement pas à rentrer dans le rang… Hmmm, à rentrer dans le cadre, quoi. Il ne trouve pas sa place. Son inadaptation est aussi langagière : tel un personnage de cinéma muet, il ne s’exprime pas, et ne comprend pas les ordres qui lui sont donnés par l’enseignant, dans la langue de Shakespeare. Alors que tous les élèves de sa classe sont concentrés, si je puis dire, sur un même « objectif », lui est attiré par les mouvements d’une jeune fille qui ne tarde pas à faire irruption, perturbant à son tour la séance photo. Le grand Jacques, interprétant mal l’ordre qui lui est donné, en profite pour s’éclipser. Open the Door please, le titre du film, est une invitation à l’escapade, l’errance, au refus de la fixité dans laquelle la photographie va bientôt le figer. Jacques erre donc dans l’école, cherchant tantôt à s’aligner sur les autres (lorsqu’il déplace sa table ou lorsqu’il accroche différemment sa blouse au portemanteau), ou fuyant au contraire les contraintes ou l’autorité (en cachant la règle au dessus du tableau). Il est l’autre, l’être hors norme qui cherche sa dimension exacte : il mesure ici trois carreaux, là 5 ballons. Obligé de se baisser pour échapper aux regards des maîtres, il essaiera enfin de s’enfuir « par le haut », en grimpant sur une corde à nœuds. Vraiment très poétique, cette image de l’enfance qui se balance, qui s’en balance, de l’enfance qui aspire à plus haut, plus grand… La jeune fille le rejoint dans ce firmament, et la mesure n’est plus la même : ils sont alors de la même taille, semblables dans le jeu… et peut-être dans l’amour, qui sait? Le sourire que Jacques esquisse à la fin s’adresse évidemment à elle, restée hors champ : Open the door, please, c’est aussi Ouvre la porte de ton cœur… Mais, hem, ne nous emballons pas!
La première image du film est à rapprocher de cette question de l’aspiration vers le haut : dès ce premier plan, Jacques cherchait à s’échapper par le haut du cadre, comme un funambule. C’est dans la profondeur de l’image qu’il s’échappera finalement : bien sûr, parce que, dans une image photographique, ce qui est loin paraît plus petit, il est enfin « dans le cadre ». Mais, et la photographie en atteste, il est surtout « dans le flou ». C’est-à-dire insaisissable et mystérieux, comme une poésie, comme un grand artiste, comme… Jacques Tati, ciné-poète inclassable et insoumis.