Introduction : cette séquence, située peu après le milieu du long-métrage, est une des séquences ajoutées au montage initial (destiné d’abord à la télévision), pour la sortie du film sur les grands écrans européens. Elle constitue un segment autonome, dramatiquement basé, comme le reste du film, sur un antagonisme définitoire, que le titre résume et figure tel un logo. Je vois Duel, en quelque sorte, comme le prototype d’une marque bientôt déposée.
Structure : la composition de la séquence est clairement symétrique. De part et d’autre d’un centre d’une grande densité (une profusion de sons, d’images, d’actions), on trouve deux segments similaires constitués de longs plans calmes et amples (plutôt du côté de la raréfaction, donc), décrivant une nature aride et peuplée de pépiements d’oiseaux. C’est précisément en trois tiers que SPIELBERG découpe sa séquence, le premier contact (sonore, à 0:50) entre la voiture et le camion correspondant à la première articulation, tandis que la seconde articulation correspond pour le spectateur au moment où le camion passe finalement tranquillement devant la voiture (contact visuel cette fois, à 1:40), abandonnant pour un temps sa proie.
Signal : plus que jamais dans le film, le rouge s’instaure ici en signal (de danger, d’interdit). C’est d’abord le rouge de la voiture bien sûr, couleur choisie par SPIELBERG pour constituer une piqûre chromatique, une couleur qui isole et qui frappe tout à la fois. En ce sens, la voiture fait une proie facile, renonçant radicalement au principe vital de camouflage en arborant une couleur qui tranche singulièrement avec le sable du désert. À moins qu’au contraire cette couleur saillante constitue précisément un signal destiné à attirer le partenaire potentiel, sorte de parade nuptiale mécanique. C’est ensuite le rouge du train lui-même, préfigurant le rouge de la barrière et des feux clignotants. Les signaux sonores jaillissent eux aussi en cut (les coups de sifflet du train, les cloches plus aigües des barrières), annonçant le danger. Au milieu de l’extrait, alors que dans un plan de demi-ensemble en longue focale le train défile derrière les deux véhicules s’opposant, un wagon entièrement rouge envahit littéralement le fond de l’écran : il s’agit alors, précisément, du sommet de la structure triangulaire mise tout à l’heure en évidence. Par contraste, le premier et le dernier plans mettent en scène la disparition du rouge dans l’ocre brun du sable et le bleu délavé du ciel.
Montage : comme on peut le lire dans un article connu de Starfix qui compare cette séquence à la séquence de la douche du Psycho d’Alfred HITCHCOCK, la partie centrale de la séquence du train est sur-découpée (40 plans en 50 secondes). Il s’agit pour SPIELBERG de faire durer le suspense, qui est ici un suspens, une interruption de la poursuite, véritable axiome du film. En effet, on a ici un cas très original de poursuite immobile, dans laquelle ce n’est plus le paysage qui défile (motif essentiel du film, conséquence des multiples modalités d’embarquement de la caméra). Ce qui défile, c’est le train, utilisé par Spielberg de façon à produire le flux nécessaire à la tension. Autrement dit, le train n’est pas seulement le mur mouvant contre lequel le camion veut pousser la voiture, il est le mouvement lui-même, dont sont à cet instant privés les deux protagonistes. Le train des frères LUMIÈRE n’est pas loin, lui qui constitue, d’une certaine façon, la naissance d’une écriture du mouvement. Dans la partie centrale évoquée plus haut, le train occupe l’espace, au premier ou à l’arrière plan, de façon à continuer de produire l’effet de filé d’un film qui avance, et qui prend ici le risque de s’arrêter. SPIELBERG sait bien qu’entre une image en caméra embarquée d’une voiture qui avance sur un fond de lignes horizontales floues et celle d’une voiture immobile sur un fond qui défile la nuance est maigre. Au passage, ce fond qui défile derrière l’objet immobile sensé être en mouvement, c’est le principe de la projection par transparence, dont SPIELBERG ne voulait absolument pas entendre parler pour ce film, imposant le tournage en décors réels. Ce qui est enfin frappant au sujet du montage, c’est la grande variété des points de vue et des échelles qui fait de cette séquence un véritable catalogue de la nomenclature des plans. À ce propos, il apparaît de façon assez évidente dans cette séquence que le sujet est la voiture (et, de façon corrélative, le camion ou le train), davantage que le personnage de David MANN, incarné par Dennis WEAVER. Bien sûr, quelques gros plans découpent le personnage (ici une main, là un pied, et de façon plus récurrente une tête), mais c’est avant tout la voiture qui aimante la caméra. Une voiture mue par un véritable instinct de survie. Après tout, le camion et le train s’accommodent bien de leur nature fantomatique, rendant le péril d’autant plus monstrueux.
Son : la bande son offre donc, au centre de cette composition, un bel exemple d’accumulation de bruits et de sons mélodiques, auxquels s’ajoutent ici ou là des cris. La parole, plus encore que dans le reste du film, se fait ici très discrète. Le premier film de Spielberg est avant tout visuel, loin des canons du verbocentrisme décrit par Michel CHION. C’est précisément en ce sens, selon moi, qu’il faut voir quelques rapprochements entre le cinéma de SPIELBERG et celui d’un de ses maîtres avoués, Alfred HITCHCOCK. Mais revenons à la partition particulière de cette séquence. Au début, les cloches, la sirène et le passage du train imposent un rythme (la cloche constituant une sorte d’introduction à cette composition bruitiste très «concrète»), puis, à partir du moment où le camion fait irruption (camion dont le moteur grogne, tel un fauve d’acier) s’ajoute à cette cacophonie maîtrisée et composée une boucle lancinante produite par une section de cuivres. Ce ne sont pas les aigus de la scène de la douche déjà évoquée; ce ne sont pas des coups de couteaux tranchants la chair, mais plutôt le soulignement sonore des interstices entre deux wagons, qui sont des raies de lumière défilant horizontalement. Le mixage accentue volontairement la confusion entre les bruits et les sons produits par les instruments, en ne les séparant pas, mais au contraire en les fondant, au point qu’il est difficile, au premier abord, de simplement entendre ce staccato obsédant. On le voit, la séquence tend à la confusion, voire à la fusion. C’est peut-être cette caractéristique qui a fait la gloire d’une interprétation sexuelle faisant de cette tentative de meurtre par poussée la métaphore d’un viol. Il est vrai qu’elle est tentante : d’un côté la brutalité aveugle et implacable du camion, de l’autre la résistance héroïque d’une victime plus fragile qui ne peut que crier. Le train contribue ici à enfermer la victime dans un espace exigu qui s’instaure alors en véritable piège.
L’enfance de l’art : je vois plutôt cette séquence (mais aussi le film, voire l’œuvre de SPIELBERG toute entière) comme la version cinématographique et sophistiquée d’un jeu d’enfant. Un enfant allongé sur le sol, qui pousse des véhicules inhabités à échelle réduite, produisant avec sa bouche les sons indispensables à l’identification. L’énorme camion (qui pourrait être Tom le chat) ne parvient pas à attraper Jerry la souris, y compris lorsque la situation semble désespérée pour elle. La voiture souris est ici prise en tenaille dans une mâchoire d’acier qui la menace d’écrasement. Mais cette menace est-elle vraiment sérieuse? Le camion indique bien, en ignorant la voiture à la fin de la séquence et en quittant le plan par un coup de Klaxon moqueur, que la menace était un jeu. SPIELBERG est avant tout un joueur, un démiurge farceur. Dans ce film en particulier, qu’il réalise comme un exercice, destiné à faire la preuve de sa capacité à passer dans l’année supérieure. Il va même beaucoup plus loin : l’élève s’avère d’emblée magistral. Il signe en effet avec Duel le film qui va lui ouvrir grand les portes d’Hollywood. Cette séquence en particulier, c’est pour moi l’image d’un jeune réalisateur qui trépigne sur la ligne de départ.
Conclusion : on dit souvent du film qu’il est un film simple (certains écrivent même simpliste), parce que son argument est sommaire (un duel dans le désert) et son mouvement général très linéaire (une course poursuite). La séquence est d’ailleurs très emblématique du film tout entier, fonctionnant comme une affiche (un arrêt sur image) sacralisant en la figeant la figure de la poursuite (un train, une poursuite, c’est l’argument principal d’un film emblématique de l’histoire du cinéma, Le Vol du rapide d’Edwin S. PORTER, réalisé en 1903). Où le post-western rend hommage au proto-western, en quelque sorte. J’aime la simplicité du film, l’aridité de son argument, la clarté de sa ligne. Il est enfin (avec 2001 qui le précède de peu) l’archétype du cinéma du flux, qui considère l’écran comme un tunnel à l’intérieur duquel le spectateur est plongé à toute vitesse.
PS : J’ai conscience de proposer là une analogie très personnelle (d’où le post-scriptum), mais Duel constitue par endroit, pour moi, un équivalent cinématographique de l’œuvre du peintre expressionniste abstrait américain Barnett NEWMAN : quelques lignes traversant un fond monochrome.