L’analyse porte plus particulièrement sur la seconde partie de l’extrait, à partir du lancement radiophonique du morceau « Modern Love », interprété par David Bowie (dont nous avons appris la mort aujourd’hui 11 janvier 2016. Can you hear us Major Tom?…)
Introduction : L’extrait étudié porte en lui (et peut même provoquer) certaines exaltations de l’adolescence, portée sur l’excès et l’incongruité des revirements soudains. Il est aussi un chant, une ode au cinéma lui-même : TRUFFAUT disait, dans La Nuit Américaine, que « les films avancent comme des trains, des trains dans la nuit ». J’ai souvent pensé qu’ils avancent aussi comme des corps lancés dans la course, dans un mouvement qu’une caméra accompagne à l’unisson. Et que le cinéma, par conséquent, est souvent hanté par la perspective inéluctable de l’arrêt brutal, ou du retour en arrière.
Structure : L’extrait dans son entier est cerné par la figure d’Anna (Juliette BINOCHE), allongée puis «absente» sur le canapé rouge. Au milieu exactement débute le segment étudié. Alex se lance alors dans une course effrénée, son corps de danseur et d’acrobate souffrant puis exultant sur le morceau de l’album Let’s Dance de David BOWIE, sorti en 1983. Puis, exactement là encore au milieu de ce segment (aux 3/4 donc de l’extrait entier), le disque saute opportunément, imposant un arrêt brutal et le retour d’Alex vers Anna, qu’il retrouvera à la fin de l’extrait, de diverses façons que nous étudierons. Cette structure est fondée sur la symétrie et le reflet, renvoyant symboliquement et plastiquement au palindrome que constitue le prénom Anna. Nous y reviendrons.
Mauvais Sang : Le titre du film, mais aussi sa trame narrative, l’époque à laquelle il a été produit, etc., tout renvoie à cette maladie à peine découverte alors, le sida. La séquence égrène elle aussi ses références, par la couleur rouge omniprésente (le rouge du canapé, de la faïence, des reflets à gauche d’Alex cherchant un disque, de la grille de fréquences de la radio, rouge encore des enseignes de l’Hôtel en face de l’appartement ou des bandes rouges disposées régulièrement sur les palissades derrière Alex courant), par les paroles des chansons («ma Nelly, je l’aimais, je l’ai tuée» chante REGGIANI, suivi par les craintes de BOWIE chantant «l’Amour Moderne»), par les dialogues eux-mêmes (Est-ce qu’il existe, l’amour qui va vite, qui va vite et qui dure toujours?). C’est l’image, d’un côté, d’un homme qui se frappe la poitrine, qui souffre du bas-ventre, puis qui court dans la vie, bien sûr, qui saute, virevolte, mais adresse comme BOWIE le fait dans sa chanson quelques regards inquiets vers le ciel. C’est un homme qui finalement revient vers la femme qu’on entend fredonner, vers une femme absente (elle a quitté le canapé rouge), puis séparée de lui par une porte, protégée par une porte entre leurs deux corps. Des corps morcelés par le cadre et par le montage, une seule fois réunis, et encore, Anna n’est alors qu’une forme floue au premier plan, cernant le visage d’Alex refermant très vite la porte de la salle de bain.
Composition : Il me semble important de dire ici la grande rigueur de la composition (de l’extrait tout entier, nous l’avons vu, mais aussi et surtout des cadres). CARAX est de ces démiurges qui veulent tout contrôler : le décor par exemple doit se plier aux exigences du cinéaste, les couleurs disparaissant, au profit du rouge premier, puis de plus rares jaunes ou bleus, et de quelques gris ou noirs qui leur servent d’écrin. La palette est, pour ainsi dire, primaire. Elle renvoie donc ostensiblement à la question du système, d’un système construit, d’un monde structuré. Les palissades offrent ainsi une succession de lignes verticales qui rythment plastiquement la course, offrant au passage un équivalent visuel à la solide pulsation sonore du morceau de BOWIE. Une course littéralement arrêtée par le démiurge lui-même, qui décide que le disque, à la radio, doit sauter, pour laisser place au chant d’Anna. L’intradiégétique chez CARAX ne l’est pas autant qu’ailleurs : il subit comme l’extradiégétique l’arbitraire du traitement, et passe souvent insensiblement de l’intra à l’extra, comme ici le morceau de BOWIE, qui continue par exemple de se faire entendre, alors que la source est depuis longtemps trop distante. Le chant d’Anna fredonnant offre une rupture sonore franche, un contraste aussi saisissant que les formes visuelles découpées par des lumières rares et crues. Le retour dans l’appartement est l’occasion de proposer quelques angles rares, ici une plongée verticale, là un cadre penché, là encore un surcadrage par un premier plan flou, et un goût personnel pour une nomenclature très étendue, qui n’hésite pas à aller jusqu’au macroscopique, traquant la trace comme on traque un infime virus.
Traces : Que reste t-il en effet d’un corps sorti du cadre? Une ombre, une odeur, un fumet, un cheveu, quelques humeurs… Et l’empreinte profonde d’un corps lourd maintenant évanescent. La plongée verticale sur le canapé, par un beau renversement, dessine en creux le corps allongé d’une annA palindrome, c’est son corps à l’envers, c’est l’envers d’un corps qu’on nous montre d’ailleurs de dos, face à la glace (au miroir d’un prénom), et qui secoue sa tête. Anna est-elle toujours Anna si elle n’est plus là, si à la question cruciale, vitale même, de savoir si existe «l’amour qui va vite, mais qui dure toujours», elle répond en silence derrière la porte, pour les seuls spectateurs et pour le démiurge lui-même, en secouant sa tête? À ce moment précis, dit-elle «non», ou donne t-elle du volume à ses cheveux? Qu’elle est belle cette indétermination, qu’il est beau cet indéterminé cher à Umberto ECO (qui parle, dans L’Œuvre Ouverte, de l’indéterminé comme une catégorie à part entière du savoir). C’est vraiment la poétique de l’ouverture en effet. Il ne restera plus que quelques traces d’un corps absent à Alex, d’un corps qu’il peut épouser en s’allongeant en son creux.
Conclusion : Courir, danser, sentir son corps respirer dans la nuit, cette partie du segment étudié est résolument du côté de la vie qui résiste. Qui s’interroge bien sûr mais qui résiste dans l’envol gracieux. Qui jouit littéralement de l’acte d’aimer. La seconde partie est plus sombre : elle enferme les corps dans un réseau de lignes obliques (je n’ai pas encore parlé de l’escalier mâchoires qui avale la figure d’Alex), elle les efface derrière les portes, elle les voit se retourner face à un reflet inexistant, s’exprimant dans une langue muette pour finalement disparaître dans un trou. Un trou noir dans le sang du canapé. La réponse à la question d’Alex est toute entière contenue, pour moi, dans cette intervention quasi divine qui fait sauter le disque : à ce moment là, le corps qui danse est stoppé net, il ne pourra que faire marche arrière et constater la disparition du partenaire. Et nous venons peut-être d’assister à l’une des plus belles scènes d’amour physique non protégée du cinéma.