Pour accéder à l’extrait : mot de passe « analyse »
Introduction : cette séquence représente la « Première » du Moulin Rouge, autrement dit l’aboutissement narratif et esthétique du film, qui tend entièrement vers cet accomplissement. On peut, à juste titre, considérer cette séquence comme le bouquet final du film, plein de bruits et de couleurs.
Composition : la séquence s’ouvre sur le portrait de Danglard (Jean Gabin), et se clôt sur la façade nocturne du Moulin Rouge, Danglard personnifiant littéralement ce lieu devenu mythique. Les applaudissements et la musique (de Manuel Rosenthal, La Gaieté Parisienne, morceau inspiré d’Offenbach) servent d’écrin sonore à cette célébration. On a d’abord un montage alterné entre les coulisses et la salle, puis Danglard rejoint les spectateurs (seul mouvement de caméra de la séquence, en l’occurrence un panoramique gauche droite). Notons ensuite l’étrange segment (sur lequel nous reviendrons), constitué des portraits des principaux protagonistes. Enfin, après un court dialogue entre Danglard et une spectatrice enjouée, toujours en alternance avec la danse, la séquence se termine sur la façade du Moulin Rouge, sur laquelle vient s’inscrire le mot fin.
Cadre : tous les plans (du gros plan de visage ou de frou-frou au plan d’ensemble de la salle ou de la façade du Moulin Rouge) sont fixes, sauf un, le plan central (oublions les quelques mouvements d’accompagnement sur les danseuses). Ce panoramique gauche droite en plan (presque) moyen est véritablement une articulation : le travail de Danglard est achevé, il peut recommencer (c’est d’ailleurs ce qu’il s’empresse de faire, en jetant son dévolu sur une jeune inconnue au talent de chanteuse très discutable…). C’est le mythe de l’éternel recommencement (cher à Cocteau), la figure de l’anneau de Möbius. Cette figure, graphiquement, renvoie à la danse elle-même (on tourne sur place, on fait des cercles…). En ce sens, le panoramique est le mouvement idéal, puisqu’il accomplit un cercle sur lui-même, comme les pales du Moulin… un peu plus tard dans cette séquence finale.
Ce cadre est fortement centripète lorsqu’il encadre les portraits, et centrifuge lorsqu’il cadre les danseuses. Comme si la danse était, d’une certaine façon, insaisissable, alors que les personnages, eux, le sont. On peut figer (embaumer), on ne peut rendre le mouvement, qui est le cinéma, qui est la vie. Ce mouvement, cette vie, fuit de partout, s’échappe par le haut et par le bas. Le mouvement est d’ailleurs célébré par le flou, dans le bougé dû à la vitesse d’exécution. C’est à ce propos qu’on peut, à bon escient, convoquer la peinture, et les quelques peintres auxquels Renoir se réfère ici (son père, bien sûr, mais aussi Degas ou Toulouse Lautrec).
Concernant le point de vue , il y a quelques infimes variations de hauteur bien sûr, mais le point de vue est, clairement, celui d’un homme debout. Façon évidente de renvoyer au regard du cinéaste lui-même, dont la figure et la fonction sont convoquées directement dans la séquence (à travers Danglard, mais aussi à travers le portrait du chef d’orchestre). On peut, en ce sens, parler de point de vue interne secondaire.
La profondeur de champ est, comme souvent chez Renoir, maximale (sauf sur les portraits, ce qui permet d’isoler encore davantage la figure, de la détacher du fond). S’il y a flou, c’est dû aux bougés, donc au mouvement, pas à la profondeur de champ.
Mise en scène : la mise en scène repose un nombre réduit de partis pris: une figure de montage d’abord (l’alternance entre 2 lieux, les coulisses et la salle, puis l’alternance entre deux instances, les spectateurs et les danseuses), et une composition très rigoureuse à l’intérieur d’un cadre récurrent (et à l’échelle de la séquence elle-même, nous l’avons vu). Cette rigueur servant d’écrin et de points de repère au rythme (fixé par la musique intra-diégétique), aux mouvements et aux couleurs représentant la danse.
Le spectateur est le destinataire privilégié de cette mise en scène (le spectateur à l’intérieur du film, et celui du film à travers lui). Le spectateur constitue, à proprement parler, une frontière entre le spectacle et le monde. Le spectateur encadre le spectacle, qui se déroule au centre, et non sur une scène. Ainsi, le spectateur du film est convié, lui aussi, à assister à ce spectacle (voir les deux cadres récurrents sur les danseuses : dans le second, la disparition des spectateurs du premier plan permet l’inscription des spectateurs de la salle de cinéma sur l’écran, dans l’écran). D’ailleurs, à ce moment-là, les danseuses disparaissent littéralement par le bas de l’écran, surgissant dans la salle…
Rapport au son : on l’a dit, c’est la musique (omniprésente) qui dicte sa loi (rythmique, mais pas seulement, puisqu’on y chante aussi à la fin » Tout ça ne vaut pas l’amour« , qui sonne comme une morale finale au film tout entier). Les paroles sont rares mais non pas absentes : on y parle mariage, amour, théâtre, chanson… Cependant, elles n’ont pas un rôle primordial. On pourrait même s’en passer, d’une certaine façon. Il n’y a, notons-le, presque pas de bruits : quelques applaudissements, des rires, mais pas de sons provenant des danseuses.
Non, c’est décidément la musique qui gouverne : à tel point d’ailleurs que le réalisateur n’hésite pas à créer des collures artificielles pour allonger la musique (au mépris de la composition et du rythme), afin de « placer » ses portraits, qui sont comme un générique visuel. Il y a alors rupture du pacte fictionnel, le réalisateur composant une sorte de salut final théâtral.
Conclusion : à la fin, un hiatus assez sec permet de faire passer la musique d’intra à extra-diégétique (changement de couleur et de nature, même si le thème reste le même). Cette séquence trouve alors sa fonction principale : conclure le récit, réunir tous les protagonistes, au-delà des barrières sociales ou conflits personnels. La musique et la danse créent les conditions de la paix entre les hommes, quelles que soient leurs conditions sociales.