Plan-séquence / plan-scène

DÉFINITIONS

Les définitions abondent pour le plan-séquence, figure emblématique du langage filmique. Les confronter permet surtout de montrer la difficulté d’en donner une définition tout à fait stable.

Commençons par dire ce que le plan-séquence n’est pas: il prend lieu et place d’une succession plus ou moins importante de plans plus courts raccordés les uns aux autres. Sinon, c’est un simple plan (qui peut être plus ou moins long1).

Autre définition courante : le plan-séquence est un segment de film contenu entre deux raccords elliptiques et qui présente un nombre significativement plus importants d’éléments (d’ordre narratif et/ou descriptif) qu’un simple plan. Pour reprendre une définition du célèbre ouvrage d’André GARDIES et Jean BESSALEL (200 mots clés de la théorie du cinéma, Éditions du Cerf, 1992), le plan-séquence « traite en un seul plan l’ensemble d’une scène ou d’une séquence»2. Je proposerai d’ailleurs l’expression « plan-scène« , plus légitime à mes yeux dans beaucoup de cas.

Mais reprenons quelques-unes des définitions et références phares de la théorie cinématographique :

Pour Francis VANOYE et Anne GOLIOT-LÉTÉ (Précis d’analyse filmique, Nathan Université, Collection 128, Paris, 1992, p.29), la séquence est un « ensemble de plans constituant une unité narrative définie selon l’unité de lieu ou d’action. Le plan-séquence correspond à la réalisation d’une séquence en un seul plan« .

Page 85, au sujet d’un plan du film Paysage dans le brouillard de Théo ANGELOPOULOS, 1988, les auteurs précisent que le plan-séquence doit être encadré par deux ellipses temporelles et/ou spatiales. Pour de nombreux auteurs, un plan-séquence se caractérise en effet par son autonomie narrative (caractéristique de la séquence), qui lui interdit donc d’être lié aux plans qui l’encadrent.

Ainsi, voici ce que David BORDWELL et Kristin THOMPSON préconisent par exemple, dans L’art du film: une introduction, De Boeck (Arts Cinéma), 2000 (1979), p. 317 et 318 : « On peut généralement regarder un plan long comme une alternative à une suite de plans plus courts. Lorsqu’une scène entière est composée d’un seul plan, on parle de plan-séquence« . Et, plus loin : « Si le plan long remplace souvent le montage, il n’est pas étonnant qu’il soit souvent associé à une mobilité du cadre : panoramiques, travellings, mouvements de grue et zooms permettent de varier les points de vue tout en respectant la continuité du plan, pour créer des effets comparables, dans une certaine mesure, aux changements de vues produits par le montage. (…) L’exemple classique du plan long constituant une unité formelle indépendante est celui de la séquence d’ouverture de La Soif du Mal (…) »

On le voit : l’apparente rigueur d’une telle définition finit par exclure cet exemple « canonique » de plan-séquence (cité comme tel dans tant d’ouvrages!), et qui ne serait alors qu’un plan long, puisque l’explosion, enjeu principal de ce plan séquence, se déroule finalement dans un ultime plan distinct. Il me semble qu’un peu de souplesse est nécessaire : même s’il n’est pas tout à fait complet, le plan d’ouverture de ce film célèbre est évidemment un plan-séquence, conçu comme tel par son réalisateur (10 jours de préparation et de réglages ont été nécessaires pour son tournage), qui n’en est pas alors à son coup d’essai.

Jacques AUMONT, Michel MARIE, Alain BERGALA et Marc VERNET (L’esthétique du film, Nathan, 1983, p.30), quant à eux, sont moins catégoriques : « La définition du plan comme « unité de montage » implique en effet que soient également considérés comme plans des fragments très brefs (de l’ordre de la seconde ou moins) et des morceaux très longs (plusieurs minutes); bien que la durée soit, d’après la définition empirique du plan, son trait essentiel, c’est là que surgissent les problèmes les plus complexes posés par ce terme. Le plus souvent étudié est celui qui se rattache à l’apparition et à l’usage de l’expression « plan-séquence« , par laquelle on désigne un plan suffisamment long pour contenir l’équivalent événementiel d’une séquence (c’est à dire d’un enchaînement, d’une suite, de plusieurs évènements distincts). »

À ce point, il est utile je crois de mettre en évidence un autre « flottement » de la théorie, c’est la distinction entre scène et séquence (on a vu plus haut que BORDWELL et THOMPSON ne semblaient à ce sujet pas très précis, passant ici d’un mot à l’autre sans les distinguer). Prenons les définitions de Jacques AUMONT et Michel MARIE par exemple (Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, 2001, p.185 pour l’entrée « scène ») : « La grande syntagmatique (METZ, 1968) a défini la scène comme l’une des formes possibles de segments (=ensembles de plans successifs) de la bande-image, celle qui montre une action unitaire et absolument continue, sans ellipse ni saute d’un plan au suivant – tandis que la séquence montre une action suivie, mais avec des ellipses. (Cette définition est difficile à appliquer, car il est souvent difficile d’apprécier si d’un plan au suivant, la continuité temporelle est parfaite ou non). »

Plus loin (p.158 pour l’entrée « plan-séquence ») : « Comme l’indique le terme, il s’agit d’un plan assez long et articulé pour représenter l’équivalent d’une séquence. En principe, il conviendrait donc de le distinguer de plans longs, mais où aucune succession d’événements n’est représentée – tels les longs plans fixes des « Enfants » (Marguerite DURAS, 1985) ou la célèbre scène de conversation dans la cuisine de « The Magnificent Ambersons » (Orson WELLES, 1941/42). Mais cette distinction est souvent difficile, et généralement, on parle de plan-séquence dès qu’un plan est suffisamment long. » Est-il vraiment utile de commenter? L’inconfort est évident, et les définitions plutôt « lâches ». Mais cette élasticité n’est-elle pas, finalement, une nécessité, lorsqu’il s’agit de classer des objets artistiques, dont la principale raison d’être est de renouveler, voire de remettre en question les formes, précisément?…

Terminons avec André GARDIES et Jean BESSALEL, qui, dans 200 mots clés de la théorie du cinéma, (Éditions du Cerf, 1992), proposent, page 183, cette définition du mot « scène » : « Par son signifié (notion de continuité spatio-temporelle homogène, sans hiatus diégétique), la scène se rapproche donc du plan-séquence, dont elle se distingue par son écriture plus spécifiquement cinématographique dans la mesure où elle met en œuvre un agencement de différents plans. On pourrait dire qu’elle est une configuration mixte : théâtrale par son contenu, filmique par son expression« . Page 167, voici la définition qu’ils donnaient du plan-séquence : « Il (le plan-séquence) contribue aussi à la production de l’impression de réalité : l’absence de fragmentation, au niveau du signifiant filmique, tend à faire apparaître le plan-séquence comme isomorphe du réel lui-même, dont il respecte en effet la double caractéristique essentielle : la continuité spatiale et la continuité temporelle. Il peut se donner ainsi comme un simple enregistrement fidèle des choses, l’image la moins manipulée que le cinéma puisse nous offrir du monde visible« . Cette fois, il s’agit de dire, au fond, que le plan-séquence est à la fois moins cinématographique (en renonçant au montage) et plus réaliste. Ou, pour le dire autrement, d’opposer, de façon assez ordinaire, le supposé réalisme du montage « interne » et les manipulations inhérentes au « montage externe » (voir bien sûr à ce sujet l’article d’André BAZIN, « Montage interdit » dans Qu’est-ce que le cinéma, Éditions Du Cerf, 1962). Il ne sera pas difficile de montrer combien certains plans-séquences, par leur durée hors-norme, par la complexité et la variété des déplacements, par l’implacable enchaînement d’évènements ordinairement disjoints, peut au contraire souligner l’artifice de la mise en scène.

Car le plan-séquence constitue un évident paradoxe : c’est un morceau de bravoure souvent difficile à réaliser sur le plan technique. En ce sens, il consacre un savoir faire, au risque de la révélation du medium lui-même, qui finit par faire irruption, au moins dans l’imaginaire spectatoriel, quand ce n’est pas dans le reflet d’un objet filmé, tant la durée ou la forme du plan est hors norme. Il est, tout à la fois, une forme de renoncement à l’une des principales spécificités du cinéma lui-même, par le refus du montage – à posteriori – de la bande image (nous verrons qu’une forme de montage existe, mais antérieur ou simultané à la prise de vue, par l’écriture et la mise en scène; par la travail de la bande son aussi).

En outre, et c’est la raison pour laquelle il me semble plus que jamais nécessaire de revenir sur cette figure spectaculaire, la nature même du plan-séquence est mise en cause, du fait de l’utilisation des technologies numériques, en particulier lorsqu’elles sont utilisées pour faire disparaître les raccords (technologies de camouflage, donc). Autrement dit, la plupart des plans-séquences du cinéma du 21ème siècle n’en sont tout simplement pas, au sens tout du moins où la théorie du cinéma l’entendait au siècle précédent.

On pourrait dire que le plan-séquence relevait jusqu’ici du numéro d’acrobate (le clou du spectacle, en quelque sorte), il devient maintenant, de plus en plus, voire systématiquement, un truc de prestidigitateur, de magicien.

SOUS LE MONTAGE, LE PLAN-SÉQUENCE

Beaucoup de séquences cinématographiques laissent entrevoir, surtout pour l’observateur attentif, le ou les plans qui, au tournage en particulier, ont été conçus et enregistrés en continu, et par-dessus lesquels on est venu ensuite ajouter de nouveaux axes, des inserts ou autres modalités de variations spatiales ou temporelles. Ceci rejoint la tradition du plan maître (master shot), utile en particulier pour enregistrer l’intégralité d’une prestation, d’un dialogue ou d’une action spectaculaire par exemple. Le plan maître peut ainsi, sur le tournage, servir à enregistrer, d’une traite, une prestation sonore (c’est le cas de la fameuse séquence chantée dans le Chanteur de Jazz d’Alan CROSLAND, dès 1927). La méthode permettait, après s’être assuré du bon enregistrement du numéro de music-hall dans un plan continu, de tourner ensuite des plans plus courts et plus variés (plan de profil sur le chanteur, plans sur le public, etc.), mais muets, donc plus aisés à réaliser.

De nos jours, il est courant de retrouver, enfoui sous l’entrelacs complexe du montage moderne, le plan-séquence « traditionnel ». Rappelons que beaucoup de tournages se font en « multi-caméra ». C’est-à-dire que certains réalisateurs exigent de filmer leurs scènes avec 2, 3 voire beaucoup plus de caméras encore. Au montage, ils se retrouvent dans la position d’un réalisateur de direct (comme à la télévision) qui synchronise ces différentes pistes vidéo sur le logiciel de montage et choisit le meilleur moment, le meilleur angle, la meilleure prise, la meilleure distance, tout en se débarrassant des « temps morts »… Bien sûr, ces réalisateurs enregistrent parfois plusieurs prises, et peuvent monter une séquence complexe en mélangeant toutes ces sources. Un réalisateur américain s’est fait le spécialiste de cette méthode de « captation » (au contraire d’une certaine tradition qui voulait que chaque plan soit composé en fonction du point de vue, et qui était au fond un cinéma de peintre), c’est le cinéaste Ridley SCOTT. Il suffit par exemple d’étudier attentivement le film American Ganster (2007) et le making of disponible pour se rendre compte combien les séquences du film sont en fait structurées par des plans-séquences, recouverts au montage pour augmenter la « pulsation » du film en particulier (son rythme naissant des ellipses ainsi créées).

Un autre exemple, celui de Joe WRIGHT qui explique, dans le commentaire associé au film Orgueils et Préjugés (2005), à quelle occasion il a finalement renoncé au découpage prévu (principe classique là encore du master shot qu’il choisit finalement de retenir comme unique plan de la séquence, malgré ses quelques défauts – puisque le cadreur l’avait réalisé sans savoir qu’il serait finalement intégralement intégré au montage – et après de nombreux montages insatisfaisants faits à partir des divers axes tournés en multi-caméra). Il fera alors inscrire cette phrase en grand dans le studio de montage : « Choisis une prise et va déjeuner« !

Pour terminer sur cette idée du plan-séquence « enfoui », en partie masqué par le travail de montage, il y a enfin l’exemple du clip de Michel GONDRY pour la chanson Come Into my world (making of icide Kylie MINOGUE, réalisé en 2002. C’est ici le compositing qui permettra de constituer cette véritable spirale, chacun des tours de la chanteuse sur cette place se trouvant superposé au précédent, et en effaçant pour ainsi dire une partie (façon de « verticaliser » le montage, nous y reviendrons).

DURÉE

En deçà de quelle durée exactement un plan-séquence cesse t-il d’en être un?… Inutile de gloser : la question est sans pertinence. Prenons cet exemple, tiré du film de Paolo SORRENTINO, Il Divo, réalisé en 2008 :

On peut tout aussi bien dire qu’il s’agit d’un simple plan (plutôt court, moins de 8 secondes) réalisé caméra à l’épaule. Il est indiscutable qu’il prend cependant lieu et place de deux plans complémentaires, séparés par une ellipse spatiale forte puisque sensément infranchissable, par un subterfuge qui ne doit rien au numérique, mais à un « truc » de décor (la grille est coupée en deux parties, puis manipulée hors champ, comme à la fin de Profession reporter d’ANTONIONI, 1975). Il est, indiscutablement, un court plan-séquence. Un plan-séquence « passe-muraille », comme il en existe tant.

Un autre exemple évident, s’il en est besoin : les publicités réalisées par le suédois Roy ANDERSSON, par essence plutôt courtes, sont des plans-séquences. Le plan-séquence est même sa marque de fabrique, et l’élément central, sinon unique, de son langage cinématographique. Chansons du deuxième étage, par exemple, réalisé en 2000, est constitué de plans-séquences fixes, et comporte en son milieu un unique plan-séquence en mouvement, très significatif pour le peu qu’on se penche avec attention sur le film. Mais ceci est une autre question, sur laquelle je reviendrai un jour, tant le travail de ce cinéaste est fascinant.

Pour le dire plus simplement : le plan-séquence ne saurait être défini dans une relation à une quelconque durée supposée minimale, mais bien à la nature et au nombre des événements qui y sont représentés, aussi infimes soient-ils.

MOUVEMENT

Là encore, il est facile de démontrer qu’un plan-séquence peut être parfaitement fixe, sans en faire pour autant un simple plan long (ça serait à la fois trop facile… et surtout assez stérile sur le plan théorique).

Prenons l’exemple du film de Pedro COSTA, Ne Change Rien, réalisé en 2009. Le réalisateur (ici cadreur tout à la fois) pose sa caméra sur un pied, à la lisière des lieux investis par les protagonistes (Jeanne BALIBAR et ses musiciens, et en premier lieu le guitariste et compositeur Rudolf BURGER), à la hauteur d’un homme assis. Les plans du film sont dans un noir et blanc très contrasté, et décrivent des lieux majoritairement envahis par le noir le plus profond. C’est alors au spectateur de parcourir, visuellement, le monde décrit par COSTA. Un monde complexe, lacunaire, mystérieux, fait de superpositions de plans – au sens photographique du terme – labyrinthiques entre lesquels et derrière lesquels le regard erre, ou se perd :

Cet exemple tiré du film de COSTA (principalement composé de tels plans, parfois plus longs encore, et toujours fixes) est une façon de rappeler que c’est aussi le spectateur qui construit le récit, les récits, par une succession de déplacements (oculaires ou mentaux), qui relèvent d’une opération de montage. À condition de lui en laisser la possibilité, en lui offrant de l’indéterminé, plutôt qu’une démonstration trop lisible et dirigeant son regard d’une façon trop impérieuse. Cet exemple « atypique » (j’en ai bien conscience) vise à remettre en question les définitions usuelles du plan-séquence, à savoir un plan dans lequel on a – forcément – une succession d’axes variés, et par exemple des axes complémentaires, d’habitude traités en champ/contre champ. Car on ne peut nier que ce plan fixe décrivant la prestation de la chanteuse sur une scène, en refusant par exemple de filmer la salle (ne serait-ce que pour voir le public, qui peuple un hors champ ici bruyant et vif), prend lieu et place d’une alternance classique. Il y a donc dans ce cas rencontre entre la fixité d’un plan, que je dirais opiniâtre, têtu même, et sa durée (courante pour ce film en particulier, plus inhabituelle au cinéma en général), qui correspond à celle de la chanson, donnée intégralement.

On trouve de tels plans-séquences, fixes et longs, chez le cinéaste Raymond DEPARDON, dans La Vie moderne par exemple, tournée en 2008 (un extrait ici, un autre ). Lorsqu’il interroge longuement Daniel sur son tracteur, assumant pour une fois de poser des questions qui restent, pour la plupart, sans réponse, tandis que Daniel écoute, hors-champ, une vache qui semble d’après lui avoir un problème. Le travail de Claudine NOUGARET – qui réalise la bande son à l’aide du Cantar de l’inventeur Jean-Pierre BEAUVIALA (alors même que DEPARDON utilise une autre de ses inventions, la Pénélope) – est ici déterminant, car c’est elle qui sculpte une matière sonore tridimensionnelle qui vient en contrepoint et complément de ce cadre long et fixe.

Un plan-séquence peut donc être parfaitement fixe. Cependant, si SORRENTINO, COSTA ou ANDERSSON nous auront permis d’élargir quelque peu les définitions usuelles, il va nous être utile, pour aller plus loin, d’étudier quelques exemples plus classiques.

RÉVÉLATION DU MÉDIUM

Si l’on observe attentivement les exemples « canoniques » de plan-séquences, on a affaire, la plupart du temps, à ce qu’on devrait appeler des « plans-scène » (Lorsqu’une scène entière est composée d’un seul plan, on parle de plan-séquence« , disent BORDWELL et THOMPSON). Je suis à vrai dire assez étonné que la théorie n’ait pas, à ma connaissance, proposé ce néologisme plus cohérent.

Évoquons par exemple le réalisateur français Max OPHULS (La Ronde, Le Plaisir, Lola Montès…) qui réalise, au début de son film Madame De, en 1953, un plan-scène de 2’30 pour retarder la découverte du visage du personnage principal, incarné par Danielle DARRIEUX. OPHULS, dans cet incipit, joue magistralement des multiples recadrages et reflets qui constituent un « découpage dans le plan » (on parle de montage vertical) et des voix (off et in) qui homogénéisent le tout. On ne peut être plus clair : choisir la continuité, au moment du tournage, n’est pas forcément synonyme de renoncement au montage. Ici, le monde représenté est au contraire profondément fragmentaire, et les sur-cadrages sont autant de hiatus spatiaux. On notera enfin comment le dispositif, par les ombres ou les reflets, fait ici de discrètes irruptions, comme si ce premier plan assumait sa position et sa fonction d’intermédiaire entre le générique, extra-diégétique par essence, et le régime pleinement fictionnel des plans suivants.

Voici un autre exemple de plan-scène spectaculaire, cette fois placé au cœur du film, semble prendre ce risque de rompre avec le processus d’identification, en affirmant la toute puissance du médium, tiré d’un autre film de Joe WRIGHT, Reviens-moi, réalisé en 2007 :

Ce plan, tourné par Peter ROBERTSON à la steadycam, machine privilégiée pour les plans longs (et les « plans-séquences »), dans la mesure où elle autorise les déplacements longs et complexes, consiste en une accumulation d’actions centripètes (on attend en effet la caméra pour les déclencher, le hors champ semblant littéralement figé. La caméra n’enregistre pas simplement les mouvements des corps et des objets, elle les engendre). La dimension de la plage, la grande profondeur de champ, le nombre de figurants et d’objets, tout concourt à en faire une sorte de « grand manège », une grande roue (littéralement représentée en arrière plan par ailleurs) destinée à éprouver les sens du spectateur, immergé dans un continuum bruyant, dense et sophistiqué (retour au « montage des attractions » cher à EISENSTEIN). Le making of disponible sur certaines éditions DVD ou Blu-ray du film montre que le plan tourné a subi un certain nombre de manipulations numériques postérieures, ne serait-ce que pour effacer une ville en arrière plan. Il y a donc montage : sonore, bien entendu, la presque totalité de la bande son étant ici recréée pour renforcer la dimension spectaculaire et assurer une certaine homogénéité, mais il y a aussi montage visuel, par le retrait d’éléments de décor non désirés, par l’ajout aussi d’effets pyrotechniques ou atmosphériques.

Dans ce dernier exemple, il semble évident que le film cesse, pour un temps, d’être seulement une histoire : on s’adresse, tout autant, aux spectateurs friands de technique, de plus en plus nombreux à l’heure de la circulation, via les DVD, BLU-RAY, réseaux sociaux ou autres plateformes plus ou moins légales, des productions méta-filmiques, qui sont aussi une forme de marketing. De plus en plus souvent, les modalités même du récit, ordinairement mis en retrait pour favoriser l’identification, sont mises en scène, révélées dans et hors le film pour redoubler le spectacle.

Il est des exemples qui poussent encore plus loin cette révélation du geste cinématographique, en abandonnant pour un instant au moins le sacro-saint réalisme: un exemple discret pour commencer, l’un des derniers plans de Providence, d’Alain RESNAIS (1977), représente un repas en un seul plan de quelques minutes. Entre le début et la fin du repas, un panoramique gauche droite de 360° s’échappe de la table, pour y revenir alors que le repas se termine. Le plan-séquence joue alors sur cette attente du spectateur (si la caméra n’est pas arrêtée, alors le temps et l’espace représentés sont continus – comme dans la vie) pour la déjouer, en trichant (grâce au savoir faire d’un décorateur, d’un chef opérateur ou d’un monteur, par exemple ; dans cet exemple, grâce au savoir faire d’une petite armée de déménageurs). Cette discontinuité temporelle, ce hiatus évident pourrait d’ailleurs à lui seul justifier que cet exemple soit, précisément, un exemple de plan-séquence, et non de plan-scène. Si l’on devait en effet distinguer les deux termes (ça serait utile, et pas seulement ici, nous le verrons plus loin), je dirais que le plan-séquence intègre (à l’instar de la séquence, donc) des effets de discontinuités spatiales et/ou temporelles, là où le plan-scène se contente d’épouser la continuité spatiale et temporelle usuelle (conforme finalement à notre expérience consciente du monde). Puisqu’il est ici affaire de discontinuité, on peut souligner que le film Providence la célèbre à de nombreux niveaux (par le montage, la modification des décors, le changement de costumes au sein d’une même scène, etc.). Dans les films de RESNAIS, le cinéma lui-même et ses artifices sont en effet un sujet central.

L’histoire du cinéma offre d’autres exemples de plans-scènes constituant pour ainsi dire une forme de dialogue entre l’œuvre et le spectateur, invité à s’amuser du potentiel du médium lui-même. Prenons le célèbre exemple du film The Ladies Man de Jerry LEWIS (1961) :

Le premier plan de cet extrait consacre en effet la toute puissance du studio en même temps qu’il en révèle, littéralement, les limites. Le décor, qui demeure réaliste, est en même temps filmé de façon à en célébrer, en fanfare, (il suffit d’écouter la musique, qui souligne le « bout » du plan par un final triomphal), le caractère éminemment artificiel, incomplet, ouvert sur le 6ème côté, tel une maison de poupée à échelle humaine.

Le journal télévisé, pourtant fondé sur un pacte de véracité, d’une soit-disant objectivité journalistique dont on sait les limites, joue lui aussi parfois le jeu de la mise en scène assumée (rarement à vrai dire, tant le risque est grand de rendre soudain le spectateur conscient qu’un plan et plus encore un montage est toujours, et plus ou moins, affaire de manipulation). Mais il le fait sur des sujets sans enjeu majeur, ici le sujet « marronnier » par excellence, la fréquentation des stations de ski en hiver :

Il y a ici une volonté évidente de renouveler une forme stéréotypée et d’un vide abyssal, sur le plan journalistique en particulier. Mais, ce faisant, la rédaction du journal de cette chaîne privée et dominante semble ne pas prendre tout à fait conscience (ou alors leur cynisme est encore plus grand que je ne l’imagine) combien ce plan-séquence révèle en creux des méthodes habituellement masquées voire niées, et qui relèvent très clairement de la mise en scène du réel. Casting, interviews calibrées et préparées, chasse impitoyable à l’imprévu et au temps mort, affirmation d’une toute puissance médiatique qui modèle et contraint fortement la société filtrée par de puissants dogmes érigés au nom et au service d’une idéologie libérale qui considère l’humain comme une valeur secondaire.

Je le redis, le plan-séquence (et le plan-scène, mais dans une moindre mesure on l’aura compris), parce qu’il est une prouesse technique, convoque de façon inévitable, outre le temps de la représentation et le temps représenté, le temps de sa conception (le temps de la répétition en particulier). Le travail se voit toujours un peu, comme si le hors cadre avait le temps de faire irruption, au moins dans l’esprit du spectateur. Parce que le plan-séquence constitue –presque toujours- un clin d’œil, une rupture du pacte en quelque sorte, qui veut que le récit entraîne le spectateur, sans lui laisser le temps de se rappeler qu’il est au spectacle.

Pour terminer ce chapitre, il me semble important de citer ici le travail de Gus VAN SANT. Dans Elephant par exemple (ici un des « carrefours » du film), VAN SANT fait ce choix du plan-scène pour des raisons qui ne relèvent pas d’une volonté d’épater le public (au sens d’un cinéma forain, pour lequel la salle est un manège). Au contraire même parfois, puisque chez VAN SANT la longueur de certains plans peut constituer un obstacle pour le grand public, plutôt habitué au cinéma zapping constitué de très courts plans et organisé autour de scènes spectaculaires de plus en plus nombreuses (les films devenant de très longues bandes annonce).

Le plan-scène chez VAN SANT relève plutôt d’une volonté de coller au temps réel (la représentation du temps, du temps de l’événement réel, qui a eu lieu dans le lycée Colombine, Colorado, en avril 1999, 15 morts dont les deux adolescents tueurs), d’impliquer le spectateur, de le confronter même au temps qui passe et qui pèse. Dans un autre de ses films (Last Days réalisé en 2005), structuré en cristal lui aussi, le cinéaste explore l’espace mental de Curt KOBAIN – incarné par Michael PITT – espace mental matérialisé par la maison dans les bois, mais aussi par une certaine manière de faire et de structurer le film3.

Je vois chez VAN SANT, et plus encore dans l’exemple du reportage cité plus haut, le fantasme du « film-plan« , c’est à dire du film réalisé en un seul plan (fantasme dont le film La Corde, dont nous parlerons plus loin, est l’évident parangon).

FILM-PLAN

Un exemple emblématique du « film-plan » demeure, à l’heure actuelle, le film L’Arche Russe, d’Alexandre SOKOUROV, réalisé – sans trucage – en 2002. Le réalisateur a eu un projet fou : raconter plusieurs siècles de l’histoire de la Russie, avec des milliers de figurants, en un seul plan et dans un lieu unique et immense : le palais d’hiver de St Petersbourg (actuellement Musée de l’Hermitage). Les conséquences d’un tel choix, en terme de production en particulier, sont importantes : les figurants doivent tous être costumés, maquillés en même temps. Une erreur oblige à reprendre l’intégralité de la prise, avec en ligne de mire la fin de l’unique journée de tournage dont l’équipe dispose. Encore une fois, la continuité du tournage est ici un challenge artistique, mais il relève tout autant de la prouesse, au sens sportif du terme. Au sujet du film-plan, on peut dire (dans une mesure qu’il faudrait davantage développer) que les premiers films des frères LUMIÈRE étaient des films-plans (« sans le savoir », dirait monsieur JOURDAIN), en particulier l’Arroseur arrosé (1895), qui est une adaptation d’une bande dessinée célèbre à l’époque, constituée de plusieurs vignettes, qui auraient donc pu devenir plusieurs plans.  Récemment, quelques films-plan ont fait parler d’eux, à l’heure où certains réalisateurs considèrent le parfois cinéma comme un terrain d’entrainement : Sebastian SCHIPPER , Victoria, 2015 ou encore Shahram MOKRI, Fish and Cat, 2013. Sans oublier bien sûr le film de Alejandro Gonzales INARRITU, Birdman, réalisé en 2015… et bourré de raccords, comme c’est l’usage – et même la mode – de nos jours (depuis on a pu voir 1917 de Sam MENDES, sorti en 2020).

PLAN-SÉQUENCE AVEC RACCORD

Très tôt, les réalisateurs ont pressentis que si la possibilité du raccord (entre deux espaces, entre deux temps) enrichissait le langage cinématographique, masquer le raccord, chercher à le rendre invisible pouvait, en trompant le spectateur, permettre des pseudo-continuités spectaculaires (un truc spécifique de plus, comme le fameux trucage par substitution cher à MÉLIÈS) ou théâtrales (masquer le raccord, c’est retourner à la scène de théâtre).

On cite toujours HITCHCOCK, qui, dans la Corde (1948) aurait cherché à faire un film « en un plan », « sans coupe ». S’il est vrai que les plans séquences y abondent, rare sont les analyses qui ont mis en évidence les coupes franches du film, finalement assez nombreuses (au regard de sa réputation !). Un très bel article fait le détail de ces coupes franches, sur le site Critikat.com.

Avec le numérique, il devient possible de multiplier, au sein d’un « même » plan, ces effets de discontinuité. Dans Crazy, Stupid, Love, par exemple, de Glenn FICARRA et John REQUA (2011), on trouve un pseudo plan-séquence décrivant, dans un même bar mais à des moments variés, les multiples conquêtes d’un Steve CARELL devenu irrésistible, utilisation habile de la technique appelée « motion control« . À la fois séquence par épisodes et plan autonome, pour reprendre la terminologie chère à Christian METZ, qui n’avait pu prévoir cette hybridation.

La grande difficulté, voire l’impossibilité, si nous ne disposons pas de commentaires ou de documents annexes témoignant des techniques employées, de nos jours (depuis que les technologies numériques sont massivement utilisées au cinéma), c’est d’identifier ces raccords (spatiaux ou temporels, d’ailleurs).

Prenons un premier exemple, un plan-séquence (cette fois, il sera très utile d’employer ce terme!) du film La Môme, réalisé en 2007 par Olivier DAHAN. Comment être certain qu’un tel plan est un “plan-séquence” au sens où on l’entendait jusqu’ici? Il faut d’abord réaliser un travail de recherche (interviews, notes de production, commentaires du DVD…). On se rend alors compte que le décor a été fabriqué sur mesure pour le plan (un décor de plus de 300m2, avec un couloir de 25m pour accéder à la scène). Autrement dit, si le plan (et le décor) sont continus, ils représentent un espace et un temps opératoires discontinus, pour mieux relier les deux vies d’Edith PIAF, la privée et la publique. On peut donc affirmer que cette partie du film joue sur la continuité, alors qu’elle représente une double discontinuité (spatiale – on passe de l’appartement de PIAF à la scène de l’Olympia – et temporelle – CERDAN revient d’un de ces voyages, puis il n’en revient pas). On peut dire que le segment représente l’idée même de continuité, mais peut-on pour autant affirmer qu’il l’est par nature? Il reste toujours possible, en particulier, de raccorder, de façon invisible, différentes prises de ce plan-séquence.

Une analyse interne ne nous permet donc pas d’identifier de raccords ou de modifications dans la disposition des objets ou des costumes par exemple (sur la table de nuit, qu’on voit 3 fois, absolument identique dans les 3 cas par exemple). DAHAN utilise donc plutôt les conventions du théâtre (qui autorisent par exemple la contiguïté, sur scène, d’espaces distants dans le monde référentiel).

Le seul montage apparent est celui de la bande sonore, qui assure une continuité, une homogénéisation d’un monde représenté profondément composite, hétérogène (spatialement et temporellement). Un célèbre graveur, Maurits Cornelis ESCHER, artiste néerlandais, a produit un certain nombre d’œuvres qui tentent de rendre conciliables des espaces représentés selon des perspectives différentes. La gravure Relativité par exemple, réalisée en 1953. Ou encore des œuvres qui rendent quasiment inextricables deux espaces par nature distincts, l’intérieur et l’extérieur, comme Exposition d’estampes de 1956. Une autre œuvre du célèbre graveur, profondément philosophique, peut-être la plus profonde d’ESCHER, renvoie le créateur et le spectacle dos à dos, créant une très intime conversation entre l’artiste et le monde, c’est Main dans une boule de cristal, de 1935. Rappelons que la séquence du film La Môme qui précède celle étudiée finit par un plan sur un miroir, dans lequel se reflète le visage d’Edith PIAF s’endormant.

Au milieu du plan-séquence de la Môme, un objet (un vase-sphère argenté) qui n’est pas sans rappeler la boule de cristal d’ESCHER. Référence directe ou appropriation inconsciente de la problématique ? On trouve cette corrélation entre plan-séquence et sphère miroir dans d’autres productions filmiques, par exemple au tout début du clip de Massive Attack réalisé par Baillie WALSH, Unfinished sympathy, réalisé en 1991. Ou encore au centre du plan séquence du court métrage Mama d’Andy MUSCHIETTI. Il me semble que cette question, qui reste à creuser, a à voir avec une évolution toute récente de la manière de représenter le monde, les vidéos à 360°, dont on profite pleinement avec un smartphone ou une tablette. De l’objet caméra utilisé pour réaliser ces vidéos (une sphère truffée de capteurs) à la forme même du cadre (sorte d’œil de poisson sans raccords visibles, si ce n’est le point aveugle correspondant au « pied » du dispositif), tout renvoie à l’idée d’un monde continu et sphérique, idéal cosmique d’un film dans lequel il sera sans doute bientôt possible de déambuler.

Revenons à la question (cruciale depuis l’avènement d’un cinéma numérique) du raccord invisible, évoqué dans le film de DAHAN un peu plus tôt. Et poursuivons avec un exemple fameux de pseudo continuité : Alfonso CUARON, avec Les Fils de L’Homme, en 2006. La discontinuité y est masquée, effacée par le numérique, afin de renforcer le caractère spectaculaire du geste:

À la première vision, on peut se laisser abuser par ce segment d’une durée de 4 minutes. Mais, en y réfléchissant, comment filmer, dans la continuité, une telle profusion d’événements et surtout de prouesses techniques (maquillage, pyrotechnie, mouvements de caméra) ou acrobatiques (cascades, balle de ping pong…)? Le making of du film permet de mieux comprendre comment un tel segment, constitués de multiples plans (au sens cinématographique mais aussi au sens de la composition de l’image) a été possible. C’est en particulier les techniques de compositing4 qui ont permis d’assembler des plans disparates, et d’effacer les traces de la fabrication.

Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer, à ce sujet, un autre plan-séquence étonnant, autour d’une voiture en mouvement cette fois. Il est tiré du film La Guerre des Mondes, de Steven SPIELBERG, réalisé en 2005. C’est encore une fois le making of, et en particulier ce passage, qui nous permet de comprendre que le réalisateur a utilisé toute sorte de techniques et d’engins pour parvenir à cette pseudo continuité. Avec les possibilités offertes par le numérique, il semblerait que l’idée de la continuité, pour de multiples raisons que nous avons évoquées, et qui semblent, finalement, dessiner un possible avenir (qui serait une synthèse entre, d’une part, la narration chère au cinéma de fiction, et la possibilité de déambuler et d’interagir proposée par les jeux vidéos), pour une nouvelle catégorie dans l’histoire de la représentation. Un clip récent (janvier 2016) du duo de réalisateur DOM&NIC pour The Chemical Brothers Wide symbolise bien je crois ce fantasme du mariage entre réel et virtuel, et qui crée un monde tout à la fois continu et discontinu :

CONCLUSION

Récapitulons quelques principes:

  • Un simple plan devient un « plan long » à partir du moment où il excède très sensiblement la durée moyenne d’un plan dans un système donné (dans un film donné, ou dans une œuvre donnée, donc). Un plan peut être long chez TARANTINO, et un plan de même durée devenir court chez WARHOL ou ANGELOPOULOS par exemple. Comme pour la symbolique des couleurs, on ne peut juger de la valeur d’un élément qu’au regard du système auquel il appartient. Je recommande toujours de réfléchir à la relativité d’un objet, quel qu’il soit, plutôt qu’à sa soi-disant valeur absolue, souvent infertile.
  • Un plan-séquence peut être court, même si l’on s’en tient à ces différentes définitions. À partir du moment où il enchaîne au moins deux évènements, il est susceptible d’être un plan-séquence (Paolo SORRENTINO, Il Divo).
  • Nous avons vu aussi que le plan-séquence est présent, au moment du tournage au moins, dans le cadre des tournages « multi-caméra », fréquents dans le cinéma le plus contemporain (SCOTT, WRIGHT), et différent de la culture du « master shot » cher au cinéma classique. Dans ces cas récents, le plan-séquence fait surface parfois, dans une structure qui n’est pas sans rappeler celle du « tressage » (SCOTT, mais aussi GONDRY, de façon plus délibérément artistique).
  • La plupart des définitions données tournent autour de l’idée que le plan-séquence est l’équivalent, en un seul plan, d’une scène. C’est pourquoi je suggère d’appeler cette forme un plan-scène. Cette appellation aurait le mérite de créer une différence entre plan-scène et plan-séquence (intégrant donc des ellipses temporelles, spatiales et donc narratives, comme chez RESNAIS (Providence), DAHAN (La Môme) ou encore chez SCORCESE (Le temps de l’Innocence par exemple).
  • Un plan-scène peut être fixe : les mouvements de caméra ne lui sont pas inhérents, comme on l’a vu avec Pedro COSTA, Gus VAN SANT ou Raymond DEPARDON. Mais la question reste complexe, et la limite parfois difficile à définir. Pensons par exemple à ce plan tiré du film Hunger de Steve Mc QUEEN, réalisé en 2008.
  • Nous avons aussi vu qu’il n’était pas souhaitable de limiter la notion de plan-séquence à sa stricte acception, à savoir un plan encadré par deux ellipses. Le fameux plan d’ouverture de La Soif du Mal devient-il un simple plan long parce qu’il est raccordé à la fin au plan de l’explosion de la voiture? Idem pour le plan étudié du film d’OPHULS Madame de ou le plan de la fuite de La Guerre des Mondes de SPIELBERG.
  • Le plan-séquence constitue toujours, peu ou prou, une démonstration de savoir faire (Les Fils de L’Homme, La Guerre des Mondes, Le clip de Come into my World, le film de SOKOUROV) ; il peut constituer aussi, voire au contraire, une réflexion profonde sur l’acte de filmer (Profession Reporter, La vie Moderne…). Il est en effet, et très souvent, une réflexion sur la représentation du temps et de l’espace (sur le temps et sur l’espace eux-mêmes), maniant les paradoxes de la continuité et de la discontinuité (DAHAN, OPHULS, ANTONIONI).
  • Il représente souvent, nous l’avons vu, une rupture du pacte de la représentation : le spectateur, interloqué, est amené à se poser des questions sur le dispositif. Le plan-séquence, c’est « la porte ouverte au hors-cadre » si je puis dire…(smiley). Il est un monde replié sur lui-même (nous avons évoqué l’anneau de Möbius ou ESCHER, au sujet du clip de Massive Attack ou de celui de GONDRY, avec Kylie MINOGUE), un monde qui, renonçant au champ/contre-champ, tourne sur lui-même, le dispositif prenant le risque de se filmer dans les reflets. Encore le hors-cadre, qui fait irruption. Affaire de réflexion, si je puis me permettre cet autre jeu de mot quelque peu éculé.
  • Les (nouvelles) technologies ont, depuis toujours, obligé les théoriciens à adapter leurs définitions aux usages. Pensons au trucage de MÉLIÈS par arrêt de la caméra, au film de WILLIAMSON (The Big Swallow), ou maintenant à ceux de CUARON (Le Fils de l’Homme ou Gravity) ou d’INARRITU (Birdman). Concernant ces derniers exemples, nous avons montré qu’on ne peut plus se satisfaire de définitions anciennes maintenant inadaptées au cinéma numérique, très gourmand en collures invisibles (par l’opération du compositing, nouvelle façon de faire du montage). Autrement dit, un plan-séquence peut maintenant comporter des raccords (de plans, de décor, de costume… et même de tout ou partie d’un personnage), parfaitement invisibles pour le spectateur.

1 : Sur la distinction entre plan-séquence et plan long, dont nous reparlerons, je renvoie à la conférence de Jean-Pierre BERTHOMÉ sur la question (« le plan en question », module 1 Cian) : « Tourner un plan long, c’est choisir de travailler sans filet, c’est prendre le risque de ne pouvoir corriger au montage une éventuelle erreur, c’est être si sûr du rythme qu’on a donné à la scène qu’on peut faire l’impasse sur les ajustements finaux qu’on pourrait lui apporter. Il y a là quelque chose d’une formidable affirmation de toute-puissance et on ne s’étonnera pas que les cinéastes démiurges, ceux qui se veulent les créateurs des mondes qu’ils mettent en scène, y aient tous « enthousiastement » sacrifié. »

2 : André GARDIES et Jean BESSALEL, 200 mots clés de la théorie du cinéma, Éditions du Cerf, 1992 : « On appelle scène, au cinéma, une forme particulière de montage comportant des hiatus de caméra, qui ne sont pas ressentis comme des hiatus diégétiques, mais comme des prélèvements opérés sur un continuum spatio-temporel dont l’homogénéité est respectée. » (entrée « scène ») et « On peut définir la séquence ordinaire comme une scène dans laquelle les hiatus de caméra (ou changements de plans) correspondent à des hiatus diégétiques, c’est à dire à des ellipses spatiales et/ou temporelles. » (entrée « séquence ordinaire »).

3 : À propos de l’image-cristal (expression que l’on doit à Gilles DELEUZE, L’Image mouvement puis L’image temps, ouvrages sortis en 1983 et 1985), lire le dossier disponible sur le site du Ciné-Club de Caen : « (…) le film donne-t-il l’impression d’être sans cesse brisé comme s’il refusait l’enchaînement cause-conséquences pour émettre des propositions successivement claires ou sombres, réelles ou virtuelles. (…)L’impression de contempler un film en forme de cristal découle du refus de Gus VAN SANT de développer, à la manière de The Rose, un ensemble organique qui lierait la dangereuse mais aussi grandiose et fastueuse histoire du rock à celle de son personnage. Ici, le désir créatif ou le désir de vie du BLAKE renvoient aux différentes facettes du cristal où s’observe le personnage. Le temps ne passe pas et BLAKE, constitué en germe du cristal, finit par s’effacer et s’enfuir hors du corps de la star. Il meurt en même temps que cesse le film. »

4 : La définition donnée par l’encyclopédie en ligne Wikipédia me semble simple et suffisante, dans un premier temps en tout cas :  « La composition (en anglais compositing) est un ensemble de méthodes numériques consistant à mélanger plusieurs sources d’images pour en faire un plan unique qui sera intégré dans le montage ».