Le segment étudié ici commence à 44mn13 et finit à 47mn30, soit au milieu du film. Il constitue la seconde et dernière partie d’une séquence débutant à 40mn, dans la chambre de torture.
Version : Il s’agit là d’une version postée le 4 juin 2016 par l’internaute Trineor, qui a monté sur ce fameux film de Carl Thedor DREYER une musique d’Arvo PÄRT (Lamentate) crée en 2002 pour une œuvre d’Anish KAPOOR, Marsyas. Nous nous intéresserons avant tout à la bande image de cet extrait, puis nous dirons quelques mots de cette proposition musicale particulière, radicalement différente de la version créée en 2002 elle aussi par Gaël MÉVEL et Catherine JAUNIAUX, et présentée à l’Université Rennes 2 en novembre 2017.
Introduction : Je le dis souvent en cours, mais ne l’ai sans doute pas suffisamment écrit ici, dire combien et pourquoi une œuvre nous touche peut constituer le préambule d’une analyse (voir à ce sujet le tout récent essai du cinéaste Jean-Paul CIVEYRAC sur une seule séquence du film Liliom (1930) de Frank BORZAGE). L’amour d’une œuvre peut même irriguer l’analyse, la nourrir, voire la justifier entièrement. J’assumerai ici, on le verra, une certaine emphase. Cet amour peut aussi aveugler, bien entendu. Et je veux bien finir aveugle, si mes dernières images sont – par exemple – les yeux de Renée FALCONETTI incarnant Jeanne. Le sentiment de beauté vient ici pour moi du contraste saisissant entre la raréfaction du décor (voire sa disparition à certains moments), du monde lui-même (ce dernier reviendra à la fin du film, lorsque Jeanne le quittera dans les flammes), et le foisonnement, le bouillonnement de la vie intérieure de Jeanne, jeune fille fiévreuse, habitée par Dieu et soumise au jugement des hommes. Jeanne brûle en fait d’un bout à l’autre du film, comme on peut le voir à travers ses yeux.
Structure : La première minute du segment installe la confrontation entre Jeanne et l’Evêque Pierre CAUCHON. À la suite, il s’agit de voir l’assemblée réunie et les différents instruments de torture. Au milieu, une ultime tentative de faire abjurer Jeanne, dans l’unique plan du segment représentant Jeanne de dos, avec deux personnages et la roue en arrière plan. Ensuite, c’est l’accélération, par le montage, de la menace que fait peser la roue dentée sur Jeanne, qui finit par perdre connaissance. Un dernier plan placera la roue au dessus du ventre de Jeanne allongée, avant qu’on la ramène dans sa cellule.
Décor : À l’exception de quelques rares détails (une porte juste avant ce segment, un bout de fenêtre au début, ou l’angle d’une pièce), les arrière-plans sont avant tout – dans cette partie -des fonds neutres gris clair. Une économie qui est une façon de concentrer l’attention du spectateur sur les visages, sur leurs expressions animées de proférations muettes (DREYER pensait au moment du tournage pouvoir réaliser un film parlant, d’où cette étrange sensation, pour le spectateur, d’être devenu sourd). L’équipe artistique compte ici un décorateur prestigieux – Hermann WARM – qui signa presque dix ans auparavant les décors du fameux film de Robert WIENE, Le Cabinet du docteur Caligari. Mais point de distorsions ou d’anamorphoses cette fois, ni de géométries pointues soulignées par des contrastes affirmés. Au contraire du caractère démonstratif de ce qui, en 1920, constituait un véritable manifeste, le décor dans ce film de DREYER s’efface pour permettre aux visages – et à quelques accessoires ou détails – d’incarner à eux seuls le terrible et profond conflit entre la foi et l’église. Il est en outre remarquable que DREYER, en refusant tout maquillage, fait aussi disparaître, sur la figure, ce qui usuellement décore, souligne, exagère, simplifie. Finalement, on peut dire qu’il laisse à de nombreux moments la figure, et elle seule, entre ces deux absences (de décor et de maquillage).
Accessoires : Ils ont dans ce segment plus de place et d’importance que partout ailleurs dans le film, même si une couronne, une flèche, un lit ou une paire de ciseaux prendront ponctuellement une place centrale et fortement symbolique. Au premier rang d’entre eux, et y compris dans le segment étudié, il y a la plume, évidemment. Avant tout instrument de la soumission (elle doit servir à signer une abjuration qui ne viendra pas) la plume peut aussi être perçue comme l’attribut discret d’une sainte en devenir (très proche finalement de sa fonction dans la séquence du film Microcosmos étudiée sur ce site). Cette plume est en effet, potentiellement, la plume d’un ange de passage*, bon ou mauvais. S’opposent à ce fragile instrument de l’intercession le bois lourd et les fers acérés des instruments de torture qu’on exhibe pour rendre la menace plus tangible. Mais il faut souligner combien leur degré de réalisme est variable : si la roue dentée (sur laquelle DREYER insiste et s’appuie même, dans la seconde partie de l’extrait, pour structurer ce segment narratif) est effrayante (et finit d’ailleurs par faire tomber Jeanne), le crochet, les entonnoirs, et surtout les scies semblent sortis d’un album pour enfant. Ces scies sont d’ailleurs, par le montage, littéralement perçues par Jeanne, pensées par Jeanne, qui a alors moins de 20 ans. Un plan – situé à la fin du premier tiers du segment ici analysé – constitue au contraire le plus haut degré de réalisme de la séquence : les pieds enchaînés de Jeanne – filmés dans une plongée quasi verticale – enjambent alors une rigole destinée à évacuer le sang des torturés. Cette ligne est une frontière (celle qui sépare le bourreau et les condamnés des juges spectateurs) et la preuve matérielle du caractère fonctionnel de ces machines à « confesser ».
Cadres : Fortement centrifuge, la composition est fondée sur la succession de fragments de plus en plus courts (de corps, de décors, d’objets), renvoyant à un imaginaire du montage formalisé quelques années auparavant par l’école russe (on pense à KOULECHOV évidemment, mais aussi à VERTOV ou encore EISENSTEIN). DREYER construit l’espace et les corps qui l’habitent sans vraiment permettre au spectateur d’en saisir l’ensemble (la chambre de torture est présentée furtivement au début de la séquence toute entière, par un cadre large puis un panoramique). En ce sens, DREYER agit en dialecticien davantage qu’en scénographe : ce qui l’intéresse, c’est de construire un espace d’oppositions qui doit tout autant à ce qui est induit qu’à ce qui est montré, une agrégation de micro-lieux et de temporalités parcellaires qui ne raccordent pas forcément. Bouche, doigt, oeil, dents d’acier, plume, chaîne, mèches rebelles ou démoniaques, pupilles dilatées, rides et excroissances de chair… autant de détails qu’on tente de retenir mais qui s’échappent, comme pour souligner combien le drame qui se noue se dérobe à toute tentative de rationalisation. Le regard de Jeanne – un abîme – est le lien permanent entre une intériorité sans faille (sa foi) et le monde surnaturel qui l’inspire (Dieu, avec lequel elle se dit seule). C’est pourquoi l’axe vertical est d’emblée privilégié : c’est d’abord un corps qui se lève, suivi par une caméra qui finit en contre-plongée presque verticale, puis c’est le regard de Jeanne qui s’arrime au ciel comme à une bouée. Un regard qui retournera finalement à son intériorité, lorsqu’elle sera saisie, telle la Sainte Thérèse du BERNIN, au moment de son abandon extatique, juste avant de s’écrouler.
Je crois que cette image presque arrêtée (ce suspens dure pour moi une éternité) fige Jeanne comme hésitant entre deux états, entre deux mondes. Entre le ciel auquel elle aspire et qui l’a inspirée, et le sol, la terre à laquelle elle retournera. Il y a de l’érotisme dans cet abandon mystique (on pense à la « petite mort » de Georges BATAILLE). C’était le sujet d’un célèbre photo-montage réalisé de Salvador DALI, Le Phénomène de l’Extase, publié dans le numéro de décembre 1933 de Minotaure (voir ici un article très complet sur cette question). Difficile de ne pas citer enfin ici la célèbre scène du film de Gustav MACHATY, Extase, toujours en 1933, avec Hedy LAMARR (qui interprétera le rôle de Jeanne en 1957). Ce n’est certainement pas un hasard si c’est à la même période (fin des années 20, début des années 30) que l’image de Jeanne est érotisée dans certaines représentations artistiques, ainsi qu’on peut le voir dans cette étude au large corpus. Comme pour faire pendant à la canonisation de 1920, même si cette érotisation de la figure de Jeanne n’avait pas attendu le XXe siècle.
Musique : Nous voici donc en plein dans la dimension mystique évoquée par l’internaute Trineor, qui propose ce montage surprenant et soigné (l’œuvre d’Arvo PÄRT ne durant qu’une quarantaine de minutes, il a fallu produire un important travail de montage). Et la musique rend bien compte il me semble du mystère de l’histoire de Jeanne, de la puissance qui l’a habitée et l’a fait quitter son village pour mener des hommes à la guerre, quoiqu’on pense par ailleurs de son origine supposée. C’est là une force de la mise en scène de DREYER, qui parvient à contredire la nature centrifuge de la composition en faisant du visage de Jeanne le réceptacle et le foyer d’une intense vie intérieure. Et je ne peux m’empêcher de sourire lorsque je pense à l’œuvre de KAPOOR pour laquelle ce Lamentate a été composé, soit un gigantesque pavillon, idéal pour celle qui disait entendre des voix… Mais je reste davantage sensible à la proposition si surprenante de Gaël MÉVEL, qui prend précisément le parti – par le biais de la chanteuse Catherine JAUNIAUX – de représenter sur scène et devant l’écran la voix de Jeanne, sorte de plainte musicale suggérant la parole, mais dans son aspect – presque – strictement suprasegmental (une mélodie, une intonation, un accent… mais sans phonème). Peut-on dire mieux l’indicible Passion que Jeanne vécut, Jeanne la pucelle qui reçut ou crut recevoir en héritage le Verbe qui fit d’elle une guerrière?
Conclusion : Il y aurait encore à dire, sur les limites floues d’un cadre qui se perd souvent dans la naissance d’un iris scrutateur, sur l’incroyable modernité d’une mise en scène inspirée, elle-même irriguée par des voix impérieuses, par une passion dévorante pour l’art cinématographique, à dire encore sur la rencontre entre une héroïne du XVe siècle en habits d’homme et une certaine vision de la femme entre les deux guerres, l’enfermant souvent au foyer ou dans les salons mondains. DREYER, 8 ans après la canonisation de Jeanne, nous offre ici une figure indélébile, une icône tragique, tout à la fois touchante et insaisissable, soumise et insoumise.
* Je ne peux m’empêcher de penser ici à la chanson de Claude NOUGARO, Plume d’Ange…