Dernière séquence de l’antépénultième film de François TRUFFAUT, réalisé 4 ans avant sa disparition. Rappelons que le film – qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale dans un Paris occupé – se fonde, comme d’autres films de TRUFFAUT, sur une figure de trio. Catherine DENEUVE (Marion Steiner), qui joue ici le joue le rôle d’une femme devenue responsable du théâtre Montmartre, est entourée de Gérard DEPARDIEU (Bernard Granger), jeune premier de la troupe, et de Heinz BENNENT (Lucas Steiner), le mari juif de Marion, contraint de se tenir à l’écart (du monde, et non de l’art) pendant la presque totalité du film, caché dans la cave du théâtre. Le dispositif conçu par François TRUFFAUT encourage des jeux subtils entre différentes strates de cette composition audio-visuelle, qui se construit avant tout dans un espace et un temps fortement verticalisés. Imaginairement, j’ai toujours pensé, en regardant ce film, au principe de la maison de poupée ouverte sur le 4ème mur, autorisant les intrigues parallèles et sublimant les conventions plutôt que d’essayer de les abolir. En ce sens, Le Dernier Métro préfigure à mes yeux Vivement Dimanche!, film miroir s’il en est, dans lequel le monde est plus que jamais un théâtre.
Scène, séquence : Il est important de distinguer, dans le domaine de l’analyse filmique, scène et séquence. Si l’on s’en tient à une certaine « doxa », le mot scène renvoie au terme utilisé au théâtre, précisément : une unité dramatique (temps, espace ou action) certes, mais aussi un lieu, fermé au fond, semi-ouvert sur les coulisses, à la fois ouvert et fermé sur la salle. On peut aussi dire, comme d’ailleurs dans le glossaire associé à ce site, que la séquence est une unité narrative plus complexe, et que je dirais plus spécifique du langage cinématographique. Christian METZ, déjà cité ici, a suggéré, dans un texte fameux, une typologie qui s’avère toujours très utile. Pour reprendre les mots de METZ, la séquence ici analysée est de type n°2 – séquence, donc – dans laquelle les hiatus se construisent sur des niveaux de représentation différents. Ou, pour le dire autrement, sur une évolution des relations entre signifiants et signifiés. Catherine DENEUVE, par exemple, figure centrale de l’extrait et du film tout entier, y représentera tour à tour une héroïne très cinématographique de l’imaginaire du personnage de Lucas STEINER (mais elle est, à un autre niveau, clairement célébrée, et jusqu’au dernier plan, comme une héroïne idéalisée par le cinéaste lui-même), puis elle incarne un personnage de la nouvelle pièce de son mari enfin libre, puis Marion comédienne de théâtre et femme tiraillée entre deux amours, pour enfin se figer en portrait, celui de l’actrice du film dont le nom s’écrira bientôt sur le générique qui débute alors.
Spectacles, spectateurs : Il apparaît évident que cette séquence est une célébration de deux types de spectacles que TRUFFAUT s’est amusé à faire dialoguer et à interroger tout au long du film, le cinéma et le théâtre, qu’il met en regard de la vie elle-même (le plus souvent sous forme d’esquisses, guère plus), comme dans La Nuit Américaine, autre méta-film. Le cinéaste se joue des conventions, des usages, mais aussi des attentes du public. Comme souvent chez TRUFFAUT, cette volonté ne va pas sans un certain didactisme, mais un didactisme sans pesanteur, et l’on imagine sans peine le sourire amusé et tendre dont il a pu accompagner certaines de ses trouvailles. Plus que jamais, TRUFFAUT fait ici de la direction de spectateur, pour reprendre la célèbre formule d’Alfred HITCHCOCK, présente dans le fameux livre d’entretiens entre les deux cinéastes, disponible sous forme audio. Au début de l’extrait, on voit, dans une composition construite sur un principe de surcadrage, le collaborateur DAXIAT s’enfuir dans les ruines et dans les flammes, tandis qu’une voix-off, instaurant clairement le film en récit, indique que les images qui suivent constituent l’épilogue de « notre histoire », expression qui renvoie à la nature essentiellement fictionnelle de ce récit, en même temps qu’elle nous invite, littéralement, à reprendre conscience de notre statut de spectateurs. Comme Catherine DENEUVE dans le dernier plan, comme TRUFFAUT lui-même par l’entremise du personnage du metteur en scène sortant de l’ombre et montant sur la scène, nous serons en effet nous aussi représentés, à la suite d’un jeu d’emboîtement et de mise en abyme habile. Entre ces deux extrémités, la séquence oppose deux manières, l’une spécifiquement cinématographique, l’autre spécifiquement théâtrale (il s’agit moins de manière de filmer que de niveaux de stylisation du jeu ou du décor, même si, nous allons le voir, les mouvements de caméra jouent aussi un rôle dans cette bipartition), le passage de l’un à l’autre de ces deux régimes s’effectuant graduellement, et contaminant peu à peu les images et les sons.
Cinéma, théâtre, cinéma : Après le premier plan de la séquence (qui est en fait le dernier de la séquence précédente, dont la fonction est de répondre, classiquement, à la question de savoir ce que les personnages « sont devenus »), un plan complexe doit être précisément décrit si l’on veut en saisir l’ampleur et l’importance. On y voit le personnage incarné par Catherine DENEUVE faire son entrée (non par les coulisses, mais par une porte débouchant sur un couloir blanc qu’emprunte une première infirmière). Dès les premières secondes, le spectateur est confronté à un mode de représentation cinématographique : profondeur des décors, circulation, richesse des arrières-plans et des hors champs supposés, bande son constituée de chuchotements, de bruits et d’une musique extra-diégétique signée par Georges DÉLERUE. Dans un plan continu et long (le choix du plan séquence n’est pas non plus anodin, car il inscrit dans sa propre continuité la continuité et la complexité du lieu), on suit le personnage dont le déplacement suit scrupuleusement trois des côtés du cube de la représentation. De cette façon, le spectateur est invité à s’inscrire imaginairement dans ce lieu proprement habitable, dans lequel il pense lui aussi pouvoir déambuler. Notons que, dans cette disposition, la porte par laquelle est entré le personnage de Marion se situe à peu près à l’endroit où, un peu plus tard et dans une autre configuration spatiale, Bernard prendra la main de Lucas pour le faire monter sur scène. À la suite de ce plan-séquence, une autre figure spécifique du cinéma prend le relai, le champ/contrechamp, mais aussi, de manière certes plus subtile la figure de l’alternance représentée par la reprise des deux infirmières indiscrètes. Plusieurs indices nous permettent d’anticiper sur le subterfuge à venir (car cette séquence est un jeu, au sens par exemple du « jeu des 7 erreurs » : TRUFFAUT, tel un petit Poucet farceur, laisse en effet à notre intention quelques petits cailloux blancs) : l’étrange position des deux personnages principaux, qui ouvre sur le troisième sommet – absent mais fortement suggéré – d’un triangle (la caméra, le public, le metteur en scène/mari…); le contenu même de leur conversation, qui multiplie les références au réel, au vrai, au jeu, aux faux-semblants qui sont un des thèmes majeurs du film; puis ce sont les arrières-plans qui changent de nature, par exemple figurants fumants à la fenêtre devenant des silhouettes dessinées; ou encore la nature même du son, dont la réverbération varie, suivant qu’elle imite celle produite par une vaste chambre d’hôpital ou celle produite par une scène de théâtre; la nature même du jeu des comédiens varie, la portée de leur voix aussi, façon de s’amuser avec divers degrés de réalismes. Le rideau qui se ferme (par le son d’abord, par l’image ensuite) constitue le point d’orgue de cette mutation douce entre deux formes de représentation dont nous avons été les jouets ou les complices, en fonction de notre capacité à écouter et à voir. Le choix du travelling arrière n’est pas anodin : il permet au spectateur de prendre conscience – physiquement – de la modification de la dimension et de l’orientation du lieu figuré. La situation est claire à nouveau : il s’agit, dans la diégèse du film, de la dernière scène de la première représentation de La Montagne Magique, nouvelle pièce montée par Lucas STEINER. Mais le spectateur est alors confronté à un nouveau renversement des régimes, lorsque l’image se fige soudain sur le visage de Catherine DENEUVE, façon de revenir au film et à ses conventions, ici volontairement désuètes.
Que penser exactement de la première partie de l’extrait, dans laquelle les deux amants ne s’aiment plus alors que leur amour semble enfin pouvoir s’épanouir? Quel est son rapport, exact, à la fiction principale? On ne peut ici, en l’absence de notes ou d’explications, qu’élaborer des hypothèses. À mon sens TRUFFAUT laisse ici l’imaginaire de Lucas STEINER (et donc le sien, on l’aura compris) vagabonder : il a effectivement écrit une pièce dans laquelle deux amants enfin libres finissent par se quitter, comme s’il avait imaginé, pour ses personnages et pour lui-même, une autre fin. Marion STEINER (mais qui est à ce moment-là tout aussi bien la Marion de La Sirène du Mississippi dont elle redit certaines répliques) rappelle seulement, par un geste paradoxal puisqu’il est tout à la fois d’union et de désunion, qu’elle reste la maîtresse du jeu et que, si l’art permet de mieux se saisir du monde, la femme en demeure toujours, pour TRUFFAUT, l’instrument de mesure, le compas si bien décrit dans L’Homme qui aimait les femmes.