L‘extrait étudié va de 1mn34 à 3mn34 exactement, soit deux minutes d’une séquence très spécifiquement cinématographique.
Second long-métrage du réalisateur et artiste américain David LYNCH (après le très étrange et très personnel Eraserhead, réalisé 4 ans plus tôt), Elephant Man demeure sans doute le film le plus classique du cinéaste, même s’il porte en germe son goût pour l’anormalité voire l’horreur et un évident sens du baroque. C’est un film par ailleurs très engagé sur le plan émotionnel, manifestant une empathie pour son personnage principal finalement assez unique dans l’œuvre. Je me propose d’étudier ici la toute première séquence du film, située juste après le générique, et qui constitue un incipit très ouvert et peu relié au reste du film (si ce n’est la toute dernière séquence, elle aussi très onirique). Une séquence augurale, dans tous les sens du mot, qui nous pousse à l’observation et l’interprétation : ces premiers signes sont en effet organisés en une suite au premier abord mystérieuse d’images et de sons.
Narration : Ce qui frappe en premier lieu (et qui distingue nettement cette séquence du reste du film), c’est la grande liberté narrative que prend le réalisateur, n’offrant au spectateur que peu de rapports de causalité, préférant la métaphore, la rime ou le rébus. David LYNCH fait ici le choix d’un récit sans parole (et non sans cri, nous y reviendrons), organisé en 5 segments eux-mêmes assez autonomes : quelques portraits d’une femme (dont on aura la confirmation plus tard qu’elle est la mère de John MERRICK, le personnage principal), la surimpression de deux plans (la femme et des éléphants), un plan sur quelques éléphants avançant vers l’objectif, le segment le plus long représentant l’agression de la femme par un éléphant et enfin le surgissement d’un nuage de fumée. La segmentation du récit est par ailleurs renforcée par la présence d’une ouverture et d’une fermeture au noir, ainsi que de 4 longs fondus au noir séparant les 5 segments cités.
Noir : Elle est la couleur dominante de l’extrait, voire du film entier. Notons qu’à eux seuls les photogrammes entièrement noirs représentent 14% de la durée totale de l’extrait analysé (17 secondes sur 120). Ils ont pour conséquence, en ce début de film, de plonger par moment la salle et le spectateur dans le noir le plus complet, ailleurs rehaussé par les blancs et les gris subtils d’une peau, d’une robe ou d’une fumée. Le noir est la page blanche de LYNCH, l’état originel d’une image à priori hantée par le néant, la disparition, le cauchemar absolu d’un monde sans lumière.
Son : La bande son s’organise elle en trois temps, superposant à la bande image un autre découpage (portraits / femme + éléphants / fumée) : d’abord, sur les portraits, une musique connotant l’enfance (par sa douce mélodie, mais aussi par la typologie des sons utilisés), puis, sur le segment central, l’addition de quelques bruits principaux (le rythme régulier et lancinant de machines avec le son plus grave d’un souffle tellurique, que viennent rejoindre ensuite des barrissements agressifs), et enfin, sur le plan final, le souffle encore puissant du vent (bien que plus léger) auquel s’ajoute les vagissements d’un nouveau-né. Outre les barrissements et, dans une moindre mesure, le leitmotiv tendre écrit par John MORRIS (deux sons qui s’opposent frontalement, constituant un équivalent sonore de l’oxymore qui donne son titre au film, nous y reviendrons), cette bande son s’affranchit clairement de la bande image, qu’elle ne cherche que peu à illustrer. De cette façon, elle augmente la dimension onirique de cette séquence, s’inscrivant dans une volonté de créer un moment de cinéma plurivoque.
Espace mental : Il semble évident que cette séquence nous plonge au cœur même de la psyché de John MERRICK. Il s’agit de représenter la façon – à la fois naïve et sombre, innocente et perverse (toujours la figure de l’oxymoron, cherchant à exprimer une hybridation inconcevable) – dont il imagine ses origines. Il revoit d’abord sa mère, à moins que ce ne soit elle qui le regarde, et nous à travers lui, puisque LYNCH choisit de débuter son récit par un regard caméra. Elle est alors figée dans un portrait photographique (la figure du disparu, encadré, que l’on retrouvera plus tard sur sa table de nuit, lorsqu’il pourra enfin en avoir une). Ensuite, le portrait se dote d’un imperceptible mouvement. Il s’agit alors d’opérer un travelling avant sur un visage impassible mais bien vivant, jouant sur l’étrange proximité entre le portrait photographique et l’image en mouvement d’un corps immobile. Le second segment de la bande image est un équivalent visuel du titre : sur le visage de la mère (la dimension d’humanité) se fond puis se fige le corps de deux éléphants. L’arrêt sur image montre combien LYNCH, même dans un segment aussi ouvert, souhaite tout de même transmettre quelques idées simples : le personnage principal est – visuellement – un visage déformé par des bosses, qui lui viennent directement d’une analogie avec la morphologie des éléphants. Ensuite se joue la façon dont le héros se représente ses origines, et LYNCH n’hésite pas à formuler une hypothèse bien improbable (sauf si l’on se réfère à quelques grands mythes – grecs en particulier – à l’origine d’hybridations entre les espèces humaine et animales*) : l’agression (très sexuelle) d’une femme par un éléphant. Ce segment narratif utilise en effet la figure du champ contre-champ recréant un face-à-face violent (la femme est renversée, avec un unique plan, très fugitif, mettant les deux corps en co-présence, puis elle crie d’épouvante tandis que l’éléphant semble la piétiner). La femme crie, dans un ralenti qui augmente le travail de défiguration/transfiguration qui est alors à l’œuvre. Nous ne sommes pas loin de l’image du viol, d’autant que de la bouche de la femme sortent… les barrissements de l’éléphant, le travail de mixage ayant pris soin d’inventer une synchronisation qui confirme à elle seule l’hypothèse de l’hybridation par le viol (l’animal est alors « en elle »).
De cette relation contre nature va naître, immédiatement après un fondu au noir, une pure idée, une potentialité d’abord visuelle (VINCI lui aussi, on le sait, observait les nuées et les tâches des murs et, par le dessin, en faisait jaillir un bestiaire fantastique) : du noir jaillit le blanc, sous forme gazeuse, une infinité de particules en mouvement qu’il est tentant d’arrêter, pour en faire un autre « portrait » photographique.
Il est d’autant plus tentant de proposer cette lecture (qui n’est ni plus ni moins qu’une tentative d’informer l’informe) que LYNCH, là encore, a souhaité orienter la lecture de ce dernier plan (qui par ailleurs renvoie à la séquence suivante, à l’univers de la foire, de la magie, capable de faire naître un corps du néant) en lui accolant les cris d’un nouveau-né. À la toute fin, on se rend compte que le récit n’est pas aussi « ouvert » qu’il ne le paraît de prime abord. Il est même plutôt limpide, mais sous une forme qui ne doit rien à la parole, célébrant les spécificités d’un médium que le cinéaste n’a jamais cessé d’interroger dans son œuvre.
* Pour approfondir la question, voir ce texte de Francesca Marzari, reproduit sur le portail de revues en sciences humaines et sociales « Persée ».