Peu usuel d’évoquer un film que je connais vraiment bien, pour avoir passé dessus quelques mois (j’en ai conçu les bruitages). Le réalisateur, Laurent Gorgiard, est brutalement décédé il y a 10 ans. Cette analyse sera donc certainement différente, marquée par une trop grande proximité avec le film et une certaine émotion, puisque j’avais produit cette analyse, sous forme de cours magistral, devant Laurent lui-même, qui avait accepté de venir parler de son film devant mes étudiants, quelques mois avant sa disparition.
Préambule : ce film d’animation en stop-motion est une adaptation d’une bande-dessinée de Gilles Gozzer. Un document très complet sur cette adaptation et sur le film est mis en ligne sur le site du producteur (Jean-François Le Corre / Vivement Lundi!).
Introduction : cette analyse n’évoquera que peu les intéressantes pistes de lecture proposées dans le document précédemment cité. En ce sens, elle en constitue plutôt un complément. Il sera question de trou, de mort et de régression. Et d’une évidente poésie.
Structure : le film est marqué par la linéarité, qui s’exprime dans deux axes différents. L’axe horizontal bien-sûr, qui permet au personnage, de façon classique, d’avancer d’un point à un autre, en ligne droite. Un axe solide, terrien, sur lequel les chaussures claquent comme pour en certifier la nature strictement matérielle. Et l’axe vertical, plus évanescent, le personnage sortant au début d’une sorte de cave (en tout cas d’un lieu souterrain), pour finir le regard levé vers la lune, au stade ultime de son développement. Le premier plan, un panoramique vertical vers le bas, souligne, à rebours, cet axe de nature plutôt mystique. Entre ces deux plans jumeaux (deux fois la ville et le ciel, avec ou sans lune), le plan mystérieux d’une ombre inquiétante, le titre, puis un trajet linéaire décrivant 5 lieux : le trou, le mur écran, la ruelle couloir et sa porte en ogive, le tunnel noir puis l’arène blanche et ronde à la fin.
Personnage : au cœur de ce court récit, un personnage ambivalent, et même dissocié. Un personnage manifestement handicapé, traînant des membres supérieurs devenus tentacules. Son costume, son attitude, cette difformité, son asymétrie (nous y reviendrons tout à l’heure) tout concourt à le faire passer pour un monstre, d’autant qu’il semble, dans les premiers plans, revenir d’entre les morts. Les plans qui représentent cette dissociation (qui, en terme psychanalytique, s’apparente à une schizophrénie) sont d’abord les plans dans lesquels sa gigantesque ombre semble douée d’une vie propre, s’étalant sur un mur ou dans l’alignement d’une étroite ruelle. On verra plus tard que ce double n’est pas, contrairement à l’usage dans les films de genre, un double maléfique, mais l’expression d’un pouvoir magique et bénéfique, une sorte de métempsychose positive qui permet d’éclairer le monde. Une ombre paradoxale qui donne, en s’effaçant, vie à ce qui la rend possible, la lumière, inversant la loi naturelle.
La bande son : avant que la musique de Yann Tiersen ne nous parvienne, j’avais travaillé un certain temps sur les bruitages. Puisque, à mon avis, les contraintes sont un fort moteur de la création, j’avais proposé à Laurent de nous imposer la contrainte suivante : le studio son était installé dans une petite pièce de la cave (décidément!) de ma maison, et je disposais d’un câble de micro d’une dizaine de mètres. Je me suis astreint à n’enregistrer que les objets qui étaient déjà présents dans ce rayon de 10 mètres. Comme nous étions dans une cave, nous avons trouvé du bois, du cuir, de la terre et quelques autres matières qui me semblaient correspondre à l’univers de cet étrange film (étrange et muet : un film d’animation, ne l’oublions pas, est – pendant un temps au moins – totalement muet). Je trouvais aussi dans cette cave un vieux jouet à roulettes de bois, que vous entendez « couiner » sur le plan de l’ombre avant le titre. Je voulais évoquer l’Ankou (la personnification de la mort en Bretagne), et ainsi augmenter le caractère inquiétant de ce plan très expressionniste (je pensais aussi au Nosferatu de MURNAU bien-sûr). Ensuite, tout le travail a consisté à « donner » du poids à ce personnage (la marionnette ne faisait qu’une trentaine de centimètres, il ne fallait pas que ça se voit, et le son en animation a entre autre pour fonction spécifique d’augmenter l’échelle des personnages animés), mais aussi à illustrer son asymétrie manifeste (en particulier au niveau des pieds). Une asymétrie contribuant elle-aussi à mettre le spectateur sur une fausse piste, puisqu’au final le personnage est bon : il ne fait pas le mal, il « allume » la lune, comme d’autres le faisaient avec les réverbères. Nous l’avons aussi fait respirer, de façon à lui inventer un intérieur, qu’on est en droit d’appeler « une âme » (animer, c’est insuffler la vie). Enfin, il fallait faire exister la ville, avec ce grondement caractéristique, comme un moteur sonore et lointain, constitué de nombreux sons (des infra-basses, du vent.. et un glas que l’on distingue bien au début, sur la toute première note de musique). Les plus musiciens d’entre vous noteront que la note de ce glas n’est pas sur la même tonalité que la note de musique, créant un petit effet de dissonance destiné lui aussi à créer une tension, une dissociation sonore. L’harmonie viendra petit à petit, pour exploser en bouquet sur un générique très « dansant ».
Musique : lorsque la musique de Yann Tiersen est arrivée, nous l’avons « collée » sur la time-line du logiciel de montage son, puis nous avons regardé et écouté le tout. Elle durait exactement le temps du film, sans aucune interruption. Elle fonctionnait très bien avec cet univers, et a très certainement contribué à la fortune critique de ce film, de très nombreuses fois primé et diffusé. Mais il m’est apparu que cette continuité tendait à créer un effet « clip », l’image venant pour ainsi dire illustrer le brillant morceau d’un compositeur dont la célébrité allait alors croissant (il écrira la musique du Fabuleux destin d’Amélie Poulain 3 ans plus tard). Il fallait briser cette trop belle continuité, et surtout retrouver la tension que nous avions réussi à créer, dans l’arène au moment du décompte (c’est ainsi que je nomme les 4 coups que le personnage donne avant de s’étirer, de développer son anatomie soudain élastique). Comme le musicien refusait de « couper » le morceau, j’ai dû inventer des coupes à partir de deux courtes suspensions présentes dans la musique. Le premier « trou » (un relatif silence est un trou, surtout s’il apparaît dans une bande son par ailleurs assez chargée) devait faire 33 secondes (avant que le personnage n’étire ses bras la première fois), et le second 9 secondes. Ces moments sans musique permettent de faire exister le personnage et le lieu (par la résonance) à un moment crucial de suspension, qui précède ce final organique et informel donnant naissance à un cercle parfait, qui devient lune. C’est un silence qui précède le climax et qui en augmente par contraste l’intensité.
Interprétation : le film (et c’est un de ses intérêts) se prête particulièrement bien à l’interprétation et à l’analyse. À des interprétations multiples, même, tant la forme est ouverte, poétique. Personnellement, j’ai fini par voir le film « à l’envers » : au début (si l’on veut bien commencer par la fin) brille une lune toute féminine, puis sous nos yeux un corps naît du magma informe, à l’intérieur d’une arène-ventre ornée de deux étriers, alors le personnage sort de ce ventre par une étroite fente ogive, marche, avance, grandit aussi (par son ombre en particulier), et disparaît dans la tombe à la fin. C’est d’ailleurs avec cette « vision » d’une vie à rebours que j’ai placé ce glas au tout début du film. Il est rare que je tende ainsi vers des interprétations d’ordre psychanalytique, suggérant ici la régression freudienne (le retour à un état antérieur du développement). Je me souviens m’être un peu amusé et avoir voulu intriguer Laurent, venu assister à cette analyse dans un de mes cours à l’Université, en le confrontant ainsi à une lecture personnelle et… inattendue pour lui. Il avait écouté, un peu interloqué, et puis souri, de son large sourire.
Conclusion : Il faut voir l’Homme aux Bras Ballants sur un écran, à partir d’une belle copie 35mm, support pour lequel il a été conçu. Seule façon d’appréhender de façon tactile la « peau » de ce film sensible et humaniste (la pellicule c’est, étymologiquement, la « petite peau »), dans lequel le difforme et le sombre donnent naissance à la perfection d’un cercle et à la lumière, abolissant la nuit.
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