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Introduction : cette séquence du fameux film de MURNAU met en scène l’arrivée de Nosferatu à Wisborg. Le bateau fantôme dont il est à présent l’unique occupant s’approche des côtes. Mais, dans cet extrait, Nosferatu demeure invisible. Et pourtant, nous allons le voir, il est présent dans chaque plan.
Hors-champ : les modes de représentations indirectes d’un sujet absent du cadre sont dans cet extrait nombreux, et de natures très variées. Ce qui rend cette séquence particulièrement intéressante à analyser au regard de cette figure, c’est qu’elle est à elle seule une sorte de catalogue (non exhaustif, tout de même) des modalités du hors-champ au cinéma. La définition de Jacques Aumont (dans son Esthétique du film), la plus citée par les différents auteurs des ouvrages ou articles traitant du sujet, est l’une des plus convaincantes. Le hors-champ est pour lui «l’ensemble des éléments (personnages, décors, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque».
L’adverbe « imaginairement » est essentiel. Dans mon dictionnaire préféré (Le Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française), si cet adverbe n’existe pas, nous trouvons, à l’entrée « imaginaire », cette série de termes analogiques soulignés en gras : illusoire, irréel, fictif, fabuleux, fantastique, inventé, légendaire, mythique… De là à affirmer que cette figure stylistique essentielle qu’est le hors-champ, figure de contournement qui consiste à littéralement détourner sa caméra du sujet, est très directement et intimement lié à un genre (le fantastique, dont nous étudions ici l’une des œuvres cinématographiques les plus emblématiques), il n’y a qu’un pas que l’on est en droit de franchir. Le cinéma fantastique ou le film de monstre a intérêt à retarder la représentation directe, sans filtration d’aucune sorte, du monstre. Ce dernier n’en sera que plus terrifiant, puisqu’il prendra, au moins un temps, la forme exacte et multiple des fantasmes les plus secrets de chacun des spectateurs, au lieu de se trouver « réduit » à une seule interprétation, celle formalisée conjointement par le réalisateur, l’acteur, le maquilleur, le créateur de costume et le chef opérateur pour ne citer qu’eux. Il est donc important de dire – d’une façon ou d’une autre- que si le hors-champ est une figure d’économie, elle peut être surtout l’une des plus efficaces, en termes de narration et de suspens (mot qui renvoie à l’incertitude, à l’indécision ; le suspens, c’est ce qui provoque un sentiment «d’attente angoissée»).
Le nom de Nosferatu : il y a d’abord les éléments, présents à l’image, qui renvoient directement au personnage absent. À commencer par son nom, inscrit à l’image. Celui-ci est présent, en premier, au tout début de l’extrait : « Nosferatu, acte IV ». Il est, très clairement et très simplement (mais ce n’est pas une raison pour ne pas en parler), le « représentant présent d’un représenté absent », pour reprendre l’une des définitions possibles du mot « signifiant ». Son nom est présent aussi dans l’intertitre suivant, sous la même forme. Dans le troisième et dernier intertitre de la séquence, il est encore présent, mais sous une forme plus ouverte (davantage sujette à interprétation, donc). « Il arrive, je vais le rejoindre », dit Ellen. Le personnage absent est alors un sujet (il) et un pronom complément (le). À ce moment du récit, MURNAU nous offre un cas très intéressant d’ambiguïté (dont j’ai déjà dit qu’elle était un des moteurs les plus efficaces de la narration cinématographique) : on ne peut savoir qui Ellen croit rejoindre exactement, Hutter ou Nosferatu ? Et dans cette confusion, n’y a t-il pas justement une fusion entre deux personnages, Nosferatu commençant peu à peu à s’immiscer, à se répandre dans les corps et dans les objets ?
Le corps de Nosferatu : dans la séquence précédent celle-ci, le corps de Nosferatu s’immatérialise littéralement. D’abord (filmé de la cale) il traverse le champ de gauche à droite, disparaissant complètement, son ombre seule restant visible. Puis il rôde aux alentours du cadre dans le plan suivant, suivi des yeux par un capitaine effaré. L’intertitre qui suit le dit clairement : le marin disparaît à son tour (dans un fondu au noir organique et macabre), Nosferatu devenant le « nouveau capitaine ». À la façon d’une figure de rhétorique bien connue, la métonymie, Nosferatu devient alors, un temps, le Navire lui-même. Il est important de noter que Nosferatu sera à nouveau représenté directement au début de la séquence suivant celle étudiée ici, sortant à nouveau de la cale lorsque le bateau est à quai. La séquence étudiée constitue donc une parenthèse narrative quasi expérimentale, Nosferatu disparaissant en tant que corps mais suintant, s’immisçant ou jaillissant à tout moment. On peut même dire qu’il est présent à chaque instant de cet extrait, d’une façon ou d’une autre. C’est aussi le moment de dire, au passage, que le hors-champ, dans un film de ce genre, tend naturellement à diminuer, au fur et à mesure que le récit avance.
Des objets : difficile de ne pas accorder une valeur symbolique à certains des objets représentés dans la séquence. Il y a le bateau, bien sûr, on vient de le voir, le second intertitre invitant lui aussi clairement à cette interprétation :« … tandis que le souffle mortel de Nosferatu gonflait la voile du navire, qui filait à une allure spectrale ». Il y a donc les voiles elles-mêmes, bien sûr, mais aussi les rideaux, la chemise de nuit d’Ellen, l’arbre ou encore la gravure dans la chambre de la sœur d’Harding. Il suffit de voir combien ces gravures prennent d’importance ailleurs dans le film, lorsqu’Ellen est littéralement possédée par le livre par exemple, mais aussi dès le début du film, pour se rendre compte à quel point ces silhouettes préfigurent l’ombre funeste de Nosferatu. Mais revenons un instant aux voiles : on est en droit de voir, dans cette récurrence de la représentation de toiles gonflées par un souffle, une image d’Épinal, celle du fantôme matérialisé par un drap soudain doué d’une vie propre. Nosferatu est ce souffle, on le sait. De là à en déduire qu’il possède Ellen, déjà soumise à son pouvoir maléfique, il n’y a qu’un pas qu’on peut franchir, puisque c’est l’un des thèmes majeurs du mythe. On est en droit de dire qu’Ellen est alors habitée. Habitée par Nosferatu, au sens le plus littéral, un corps ayant pénétré dans un autre. Comme je l’ai lu dans une copie d’étudiant au sujet de cette séquence, le vent est « violant »… Tout est dit dans ce très joli lapsus orthographique. Revenons un instant à l’arbre filmé en plan moyen lorsque Hutter est amené à descendre de la calèche et à continuer à pied. Cet incident de calèche, rendu quasiment invisible de par la nature même de l’échelle du cadre, qui se focalise plutôt sur l’arbre, constitue un exemple typique d’obstacle ralentissant le retour du héros. Difficile de ne pas voir dans cette forme gigantesque et menaçante qui domine la composition un nouveau cas de métonymie formelle, d’autant qu’une branche morte se découpant parfaitement sur le ciel évoque la main griffue du monstre, une autre de ses «signatures».
Les éléments : Nosferatu est un souffle, voire le vent lui-même. On lui doit aussi les vagues, sur lesquelles MURNAU s’appesantit tant. Il est aussi directement lié à cette lune masquée par les nuages, lune qui semble hypnotiser Ellen, cette lune dont on sait qu’elle est propice à certaines mutations ou transformations d’êtres néfastes.
La technique : Dans un tout autre ordre d’idée, Nosferatu semble, par moments, comme incarné par la technique cinématographique elle-même. Les ouvertures et fermetures à l’iris sur Ellen, par exemple, sont clairement associées à l’œil du monstre. À propos de regard, le premier plan de la séquence, après les deux intertitres, peut être considéré comme un plan subjectif (une ocularisation interne primaire), Nosferatu, devenu Navire, avançant inexorablement vers Wisborg. Le montage alterné lui- même (MURNAU alterne principalement trois instances : Nosferatu en premier lieu, devenu Navire et éléments naturels, puis Ellen et Hutter) permet de comprendre combien le monstre étend son pouvoir. Nosferatu est, grâce à cette figure de montage, Ellen elle-même, on l’a vu, mais aussi Hutter, son double opposé. Il y a du Docteur Jekill et Mister Hyde dans ces deux personnages complémentaires.
Conclusion : puisque le hors-champ, comme principe de représentation indirecte, tend à disparaître plus le film avance, il est intéressant d’interroger le tout début du film. Je reproduis ici deux recadrages des toutes premières apparitions d’Hutter et d’Ellen. À ce moment, dans un raccourci proleptique fulgurant, MURNAU révèle la nature profonde de ses personnages : la dualité pour l’un, la victime menacée par une ombre pour l’autre.