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Autour de la table de la bibliothèque (les scènes de chapitres)  

Une autre série de scènes intéressante à analyser comporte 4 occurrences. C’est la série des discussions entre les moines autour de la table de la bibliothèque (scènes de chapitres). Ce tableau récapitule quelques-unes des caractéristiques de cet ensemble de 79 plans, durant en tout 11’52" :




Nous constatons d’emblée que cette série est beaucoup plus découpée que la précédente. Il s’agit alors de mettre en scène l’alternative essentielle du film, partir ou rester, et de mettre en évidence les différences d’appréciations de point de vue au sein de la communauté. Si les prières communes consacrent d’une certaine façon la cohésion du groupe, les scènes de discussions autour de la table de la bibliothèque permettent, précisément (c’est même leurs fonctions fondamentales), la mise au jour de l’individu. Rappelons cependant que, dans la chapelle aussi, Xavier Beauvois arrive parfois à faire du groupe une addition d’individus, dans l’occurrence 8 en particulier, juste après le passage des terroristes, dont l’irruption dans le monastère va révéler quelques dissensions au sein du groupe de moines.

Cette fois, il sera plus instructif de tenter de comparer les 4 occurrences entre elles, et de voir en particulier comment est mise en scène la parole, au moment où des doutes, voire des oppositions, commencent à apparaître, l’autorité de Christian allant même jusqu’à être mise en cause. Observons tout d’abord que ces 4 scènes interviennent après 4 événements majeurs et traumatisants du film : le massacre, l’irruption des terroristes dans le monastère, leur seconde irruption, destinée à soigner l’un d’entre eux, et le survol du monastère par l’armée. Dans les 4 cas, il s’agit de voir si ces événements vont avoir raison de leur sérénité et de leur confiance. Et il s’agit de rappeler ce que le cinéaste répète à l’envi dans ses déclarations, à savoir que le dialogue peut tout.







La confrontation de ces 4 combinaisons de points de vue impose tout d’abord un certain nombre de constats :

  1. Christian est clairement au centre du dispositif, Beauvois affirmant dans cette série comme à l’échelle du film tout entier qu’il en est le personnage principal, le pivot autour duquel se cristallise la structure dramaturgique. La troisième occurrence est à ce titre intéressante à analyser, le travelling avant du premier plan mettant en scène cette focalisation, ce mouvement d’appareil faisant disparaître le groupe au profit de la seule figure de Christian.

  2. Même s’il existe de subtiles différences en terme de mise en lumière d’un lieu, le travail de Caroline Champetier est plus homogène que dans la série précédente. La parole sort cette fois de la bouche des hommes, elle n’a pas besoin d’être métaphorisée par la lumière. Seule la troisième occurrence joue le jeu de la diversité des ambiances lumineuses, au moment chacun doit prendre sa décision 13.

  3. Si la figure de Christian est, dans les 4 occurrences, individualisée par le cadre, les deux dernières occurrences consacrent en quelque sorte ce risque de fragmentation du groupe, en se focalisant sur les visages des moines.

  4. Le décor réserve au planisphère présent derrière Christian une place de choix : seul élément coloré, il attire le regard tout en affirmant une valeur symbolique temporelle évidente. Le monde des hommes s’organise schématiquement en surfaces de couleurs variées, mais il est un. Le monastère fait partie de ce monde éclaté, pour lequel la parole peut servir de liant. Le planisphère, c’est en quelque sorte pour la bibliothèque l’équivalent plastique du vitrail pour la chapelle, mais la représentation du monde y est plutôt temporelle et laïque.

  5. La dernière occurrence est la plus difficile à cerner : c’est la seule occurrence ne cadrant à aucun moment la table dans son entier. C’est aussi l’occurrence du monologue, et non du dialogue, Christian évoquant de façon personnelle le mystère de l’incarnation. Mais c’est aussi l’occurrence du panoramique, mouvement renvoyant à la figure du cercle. Beauvois y effectue en effet 3 panoramiques créant des liens entre les individus, semblant alors mettre en scène que l’individualisme, à l’heure de l’épreuve finale, n’a pas triomphé. Le premier panoramique de cette occurrence place d’ailleurs en son centre la flamme de la bougie, dont la dimension spirituelle est évidente. D’une façon générale dans ces 4 occurrences, il y a une tension entre la tentation de fuite (ressentie comme une sorte de rupture de leur serment, en accordant trop d’importance à leur vie terrestre) et la nécessité de rester (leur sacrifice étant une preuve de leur foi). Le planisphère et la bougie sont les deux accessoires de cette opposition.

         

Confrontons maintenant les plans des 3 premières occurrences qui représentent la table dans son entier :




Les corps sont placés stratégiquement, en quinconce, de façon à éviter leur superposition. La hauteur du point de vue correspond au regard de Christian, façon là encore de le placer au centre, comme il l’est dans la composition. Dans la troisième occurrence, en élevant sensiblement le point de vue, Beauvois convoque la figure du cercle (bien que la table demeure rectangulaire), disposant les visages des moines en couronne autour d’une bougie placée au centre de la table, renforçant par là la valeur spirituelle de la composition. À la fin de cette scène, Christian reste seul debout derrière la table, anticipant sur une autre image forte du film, lorsqu’à la fin on entend en off les dernières paroles de Christian sur les images du monastère vide et recouvert par la neige, son discours prenant fin sur l’image de la table désertée. Le spectateur n’a alors aucune difficulté pour reconstituer mentalement les scènes antérieures de dialogues, et l’absence des moines n’en est que plus cruelle et émouvante. La force de la répétition réside précisément dans cet échange muet avec le spectateur, qui peut mesurer les écarts, souligner inconsciemment ou non les subtiles variations d’un motif à l’autre. La répétition, en tant que principe d’écriture, sert à la fois à établir un code, à dire la règle, et à mettre en valeur l’exception, qui devient, par contraste une écriture en creux, amplifiant la puissance des images. Le vide autour de cette table agit comme une caisse de résonance, symbolique certes, mais sans doute beaucoup plus efficace que ne l’aurait fait un plan représentant les corps décapités des moines 14.




Dans cette série de 4 occurrences autour de la table de la bibliothèque, Xavier Beauvois, nous l’avons vu, cadre tantôt le groupe entier, les moines par groupes de 4, par groupes de 2, ou individuellement. Le film avançant, il est évident que les individus priment sur le groupe, la dernière occurrence allant jusqu’à renoncer à la représentation du groupe entier. Ces gros plans sur les visages tentent de cerner les sentiments des moines, que ce soit leurs doutes ou leur tranquille fatalisme. Mais c’est dans la dernière série que Beauvois ira encore plus loin dans cette exploration de l’âme par le cadre, allant jusqu’à cadrer les yeux de ses personnages. Il s’agissait, comme il le dit dans certains entretiens, dont celui de l’émission « Le Masque et la Plume » déjà cité, de ne pas « griller ses cartouches » avant la scène la plus fameuse du film, celle du Lac des Cygnes.

 

13/ Caroline Champetier, dans l’entretien déjà cité disponible sur le site de l’Afcinéma : « Dans cette séquence, j’ai tenté une lumière différente pour chacun des moines qui, un à un, vont décider de partir ou de rester. J’ai toujours été impressionnée par les autoportraits de Rembrandt, il n’y a aucune coquetterie, c’est un homme qui se regarde, s’interroge, se scrute. Les moines, à ce moment-là de leur histoire, se regardent, s’interrogent, se scrutent, pour prendre cette immense décision de partir ou de rester ».

14/ Ces têtes ont été fabriquées, et étaient à disposition de l’équipe lors du tournage au Maroc, Beauvois ayant jusqu’au bout hésité à les utiliser. La neige tant attendue aura finalement eu raison de ce projet de monstration, offrant à sa place un blanc immaculé propice à l’imaginaire et au mystère. Après tout, le sort exact des moines n’a toujours pas été élucidé. Xavier Beauvois évoque cette question (et d’autres, de façon fort jubilatoire), dans l’émission  «  Le Masque et la Plume » de Jérôme Garcin, le 20 février 2011, à l’occasion de la remise du 21e prix des auditeurs de l’émission.

Analyse du film Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, 2010index.html