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Dans la chapelle  

Nous l’avons constaté, la série de scènes se déroulant dans la chapelle comporte 14 occurrences. Ce tableau récapitule quelques-unes des caractéristiques de cet ensemble de 35 plans, durant en tout 14’30" :




Cette première série de scènes a une importance capitale :  elle assure une des fonctions narratives essentielles du film, qui est de faire comprendre – en la faisant ressentir - la nature profondément répétitive de la vie monastique, construite autour des moments de prière, en particulier les prières communes liturgiques. Commençons par définir le « standard » propre à cette série, il nous sera plus aisé de relever ensuite les quelques variables qui permettent d’en différencier les éléments. Les occurrences 1, 3, 4, 6, 9 et 12 représentent bien le standard en question.      




Beaucoup des plans de cette série sont des plans fixes représentant 7 des 8 moines, Luc ne participant qu’occasionnellement à ces prières collectives quotidiennes. Le point de vue privilégié par Beauvois est obtenu en plaçant la caméra devant la porte d’entrée de la chapelle, face et dans l’axe de l’autel, surmonté de vitraux ornés d’une croix. Les 6 plans représentés par ces 6 photogrammes sont, comme d’autres plans dans le film (en particulier autour de la table de la bibliothèque, nous y reviendrons), composés autour d’un axe de symétrie vertical passant par le centre de cette croix, visible ici dans les occurrences 9 et 12. Trois paramètres définissent le point de vue, considéré comme une position dans l’espace tridimensionnel du tournage : la distance, la hauteur, et l’axe de prise de vue. Le choix de la focale constitue un paramètre supplémentaire déterminant pour ce qui est de la géométrie finale de l’image, mais Xavier Beauvois a déclaré 10 n’avoir utilisé pour ce film, sauf très rares exceptions, qu’un objectif unique, le 40 mm (voire le 50 mm), proche de la vision humaine. À plusieurs reprises (ici, occurrences 1, 3, 6 et 9), il place la caméra à la hauteur de la ligne de démarcation entre le bleu et le blanc sur le mur de la chapelle. De cette façon, cette ligne constitue une sorte de ligne d’horizon hautement symbolique, faisant de ce mur qui nous fait face, orienté à l’Est (si l’on considère que cette chapelle est orientée de façon traditionnelle), un paysage allégorique dans le ciel duquel flotte la croix lumineuse visible dans les occurrences 9 et 12 en particulier.

Mais ce n’est pas tout : dès la première occurrence, on peut être frappé par une autre métaphore, relative au soleil levant représenté dans le premier plan du film. Les vitraux surmontant l’autel sont alors plongés dans la pénombre, tandis qu’un crucifix accroché au mur, à droite de ces vitraux, est éclairé par un petit projecteur de type poursuite, dessinant un cercle de lumière semblant se « lever » au-dessus de la tête des moines. Peut-on dire plus clairement que la foi est leur horizon commun, et que cette chapelle incarne la dimension spirituelle de leur monde ?





Comme on le dit ailleurs dans ces bonus, la chapelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon (qui constitue le pseudo monde de prisonniers contraints), métaphore prémonitoire de la révélation, au sens photographique du terme. La révélation prend ici une signification religieuse évidente : c’est effectivement la lumière, dans tous ces états, qui apportera aux moines le soutien et les signes dont ils ont besoin pour trouver la force de résister à la peur. Car ce qui est frappant dans cette première série, et qui en constitue la variable la plus forte, c’est bien sûr la lumière.




Caroline Champetier fait ici la démonstration d’un savoir-faire évident et se montre extrêmement soucieuse des détails. La plupart du temps naturaliste, elle n’hésite pas (dans l’occurrence 10 en particulier) à utiliser la lumière comme pouvait le faire un peintre du quattrocento, en indiquant clairement sa nature divine 11. Christophe est alors rongé par le doute et les affres de la peur, et c’est une lumière lui provenant par rayons qui lui apporte la réponse qu’il cherche : il n’est pas seul, et peut donc enfin accepter de bientôt devenir un martyr. Nous sommes alors en pleine nuit. Une telle lumière, d’une telle puissance, ne peut se contenter de l’hypothèse d’une pleine lune pour être pleinement justifiée. Il est évident qu’alors la chef opératrice et le réalisateur ont pris la décision d’assumer l’artifice et la métaphore de la révélation par la lumière, d’essence forcément divine pour Christophe. Comme dans ces deux Annonciations de Fra Angelico dans lesquelles c’est la lumière qui annonce, l’or devenant le verbe lui-même (la parole divine 12) dans la version de 1433.



Fra Angelico, L'Annonciation, 1430-32, peinture sur bois, 154 x 194 cm, Museo del Prado, Madrid.



Fra Angelico, L'Annonciation, 1433-34, peinture sur bois, 150 x 180 cm, Museo Diocesano, Cortona.


D’une façon générale, la chapelle peut-être considérée comme un véritable studio cinématographique : on y recrée différents états possibles de la lumière, tantôt expressive et connotée, tantôt naturaliste et dénotant simplement un moment de la journée. Parfois, la lumière semble provenir des fenêtres ou du plafond, baignant le lieu de façon homogène ou au contraire très ponctuelle, créant comme des îlots dans un cadre globalement dominé par l’ombre, meilleur écrin pour révéler la lumière. D’autres fois, la célèbre directrice de la photographie choisit de capter ou de reconstituer la lumière du jour. D’autres fois encore, elle recrée les conditions d’éclairage de lumières artificielles visibles (comme les bougies) ou hors champ (comme d’improbables et puissants plafonniers, agissant comme les éclairages de théâtre, hiérarchisant les différents éléments, corps ou accessoires, présents sur la scène). La plupart du temps, les scènes de prière sont constituées d’un ou deux plans. Seules les occurrences 5, 8, 13 et 14 sont constituées d’un nombre plus important de plans (respectivement 6, 6, 4 et 7 plans), offrant des combinaisons plus variées de points de vue. Ces 4 scènes sont situées à des moments très précis du récit : l’occurrence 5 vient après le massacre des croates, la 8 après la première irruption des terroristes dans le monastère, la 13 intervient au moment du survol du monastère par l’hélicoptère de l’armée, et la 14 est la dernière prière collective (tous les moines sont alors réunis, y compris Bruno, le visiteur de la dernière heure). Tout se passe comme si, face à l’adversité, à l’horreur ou à l’incertitude, le groupe était menacé de dislocation, qui est nous le verrons un enjeu majeur du film, surtout lors des discussions autour de la table de la bibliothèque. Il est par ailleurs intéressant de constater que la combinatoire de l’occurrence 8 s’organise autour de la forme de la croix, la scène comportant 4 points de vue épousant les 4 directions cardinales.      




L’occurrence 13 joue un rôle sensiblement différent : face à la menace que représente l’hélicoptère (et qui, en filigrane, pose la question de l’éventuelle responsabilité de l’armée algérienne dans l’exécution des moines, dont on n’a toujours pas élucidé les circonstances exactes), le groupe se lève, resserre les rangs et chante à l’unisson. Leurs regards sont alors levés vers le ciel (vers l’origine de la menace matérielle), mais surtout vers un être supérieur seul capable, dans l’esprit des moines, de les protéger (le point de vue se confondant à ce moment-là avec la croix du vitrail). C’est un des rares moments du film (avec l’enlèvement des moines) où le montage choisit la figure de l’alternance (intérieur/extérieur), découpant en 3 parties le plan des moines se regroupant et chantant, tourné en une seule fois. Le dernier plan à l’intérieur de la chapelle verra cette fois les moines de dos, dans un travelling latéral en légère contre-plongée permettant de confirmer l’hypothèse d’un chant adressé à Dieu (toujours représenté par la croix du vitrail maintenant visible) plutôt qu’à l’armée rôdant comme un insecte monstrueux. Dans cette scène, qui est de fait l’une des rares séquences du film (avec celle de l’enlèvement des moines à la fin), dans le sens où je l’ai défini plus haut, Luc n’est pas totalement absent, puisqu’il encadre littéralement ce montage alterné entre l’hélicoptère et ce que je veux appeler un chant de résistance.



 

10/ À Thomas Baurez pour l’Express.fr, le 7/9/2010 (http://www.lexpress.fr/culture/cinema/xavier-beauvois-realiser-un-film-comporte-une-bonne-dose-d-inconscience_917574.html)

11/ Nous n’ignorons pas que cet effet de lumière est apparu de façon relativement fortuite, comme le rappelle Caroline Champetier elle-même dans le magazine Action déjà cité : « En fait, nous avions demandé que les poêles soient allumés pour que les moines n’aient pas froid quand nous allions tourner quelques heures plus tard et c’est la poussière de bois qui a matérialisé le faisceau. Nous avons tourné un plan pour voir ce que cela donnait… et il se trouve que ce plan est resté dans le film. Mais il s’agissait d’un essai de lumière». Mais il se trouve que cette image a finalement été choisie, intégrée au montage. C’est cette élection parmi d’autres images qui fait sens.

12/ Lire à ce sujet le Prologue de l’Évangile de Jean.

Analyse du film Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, 2010index.html