Structure
Au sens premier, l’analyse consiste en une décomposition d’un tout en ses parties. Lorsque je travaille ainsi sur un long-métrage, je commence par le revoir sur petit écran, m’arrêtant régulièrement pour prendre des notes. Ensuite, à l’aide des logiciels appropriés 6, je décompose le film en segments autonomes, qui correspondent précisément à la définition qu’en a donnée Christian Metz 7 : les parties de la bande-image qui montrent une action unitaire et continue, sans ellipse ni saute. Je produis, à partir de ces notes et repères temporels, une série de lignes de temps permettant d’appréhender la structure du film sous une forme graphique. Le document obtenu est à la fois une représentation du film et un outil. Je l’ai utilisé pour produire les quelques analyses présentées plus loin, mais il peut servir à proposer d’autres approches, et peut évidemment être complété par de nouvelles lignes ou événements.
Le film est composé d’une petite centaine de segments, principalement centrés sur la vie des moines, dans et autour du monastère. Très vite, le réalisateur nous familiarise avec le décor du film, constitué d’un nombre réduit de lieux. D’abord la nature, majestueux premier plan du film, nature immédiatement marquée par une citation biblique sans ambiguïté : l’issue du film y est alors clairement annoncée, et elle sera tragique. Le jour se lève alors sur le monde et sur le film : la lumière y tiendra un rôle prépondérant. Ensuite, le spectateur découvre le couloir menant aux différentes cellules, la chapelle, la bibliothèque, une cellule (celle de Luc) puis le village. Suivent quelques courtes scènes décrivant les activités extra liturgiques : échanges avec la population locale, première scène de soin et jardinage. Beauvois, pour clore cette très contemplative ouverture, met en scène la contemplation elle-même, finissant un lent et très beau panoramique (sur les montagnes de l’Atlas maintenant éclairées par un soleil déjà haut dans le ciel) sur la figure de Christophe, qui s’abîme littéralement dans le paysage. Sans doute y lit-il quelques signes de l’existence de Dieu, en même temps que le terrible avertissement du psaume 81 7b. La fin de cette scène, à 8mn15, ne laisse en effet que peu d’ambiguïté : on y aligne dans un plan fixe d’ensemble la nature, deux hommes au travail et une croix, plantée au premier plan.
Avant de débuter l’étude des trois séries de scènes choisies, quelques constats s’imposent, à la lecture du graphique entier :
•les intérieurs représentent les 3/5 du film,
•les 3/4 du film se déroulent dans le monastère (intérieurs et extérieurs compris),
•à partir de sa moitié, le film se déroule presque exclusivement au monastère,
•le village, lui, n’est représenté que dans la première moitié du film,
•le milieu exact du film correspond d’ailleurs avec la dernière entrevue avec les villageois (magnifique métaphore des oiseaux et des branches),
•on revient 14 fois dans la chapelle,
•7 scènes représentent les moines autour d’une table (4 scènes dans la bibliothèque, lors des chapitres 8, 3 dans le réfectoire),
•la musique (chants chrétiens ou musulmans) intervient 15 fois tout au long du film, à intervalles très réguliers,
•la musique vient en alternance avec les moments de parole et les moments de silence, répartis de façon régulière et plutôt équilibrée,
•dans la bande bruit, il y a une récurrence, elle aussi régulière, de bruits de moteurs (camions, voitures, engins de l’armée), qui font irruption dans la bande son, offrant un fort contraste avec une bande bruit par ailleurs très calme (nature, cloches, pas feutrés…),
•les dialogues (entre moines, avec les villageois, avec le Walli, avec les terroristes, avec Dieu) sont nombreux et se répartissent, eux aussi, de façon régulière,
•tout au long du film, et comme le pluriel du mot « Dieux » du titre le suggère, Beauvois met en scène, sur le plan sonore en particulier, la proximité des deux religions, vivant ici en harmonie. C’est le cas lorsque le chant du muezzin succède au chant religieux, au tout début du film (à 4 min) ou plus tard (à 53 min), lorsque les moines participent à la fête de la circoncision, lorsque le Coran est ouvert sur la table de Christian, parmi quelques livres chrétiens (9 min), lorsque bien sûr Christian cite le Coran au terroriste qui très vite prolonge en arabe la citation (39 min). C’est encore vrai lorsqu’à la fin Christian termine son oraison par les mots « amen » et « Inch’allah », qui sont les deux derniers mots prononcés du film (si l’on excepte le tout dernier mot prononcé par une voix d’enfant, à la fin du générique, « Issa », Jésus en arabe). Il serait très intéressant, avec des élèves, de continuer cette recherche, dans les sons et les images du film, afin de mettre à jour ce principe de tissage de deux religions d’habitude opposées. Je le redis, le geste de Beauvois est évidemment politique ; il l’a d’ailleurs lui-même souligné clairement lorsqu’il a reçu le César 9.
Trois séries de scènes régulières : dans la chapelle, autour de la table de la bibliothèque, autour de la table du réfectoire
Le film fait la part belle aux rites immuables des moines, dont la vie est rythmée par les chants, les prières, les repas, les moments de dialogue et les activités de subsistance. Le film se structure autour de quelques séries de scènes semblables, dont il est très intéressant d’étudier les différences. Xavier Beauvois évite l’éventuelle monotonie de ces répétitions en proposant en effet des variantes de mise en scène parfois très subtiles dont l’intérêt pédagogique est exemplaire. Il est en effet très instructif de confronter certaines de ces scènes afin de mettre en évidence quelques-uns des choix qui s’offrent à un cinéaste lorsqu’il s’agit de représenter des corps dans un lieu donné.
Je vais travailler (onglet suivant) sur 3 séries différentes (dans la chapelle, autour de la table de la bibliothèque, autour de celle du réfectoire), mais il peut être intéressant de faire travailler des élèves sur d’autres séries moins complexes (Christian dialoguant avec les autres moines, Christian dans la nature, les deux discussions avec les villageois, les scènes de soin, d’écriture, de lecture…).
6/ J’utilise deux logiciels libres (Mac, Windows, GNU/Linux) : Handbrake, pour obtenir, à partir du DVD, un fichier vidéo du film, et Mpeg Streamclip pour décomposer ce fichier scène par scène. Lorsque le fichier vidéo obtenu avec Handbrake est ouvert avec Mpeg Streamclip, vous pouvez en effet sélectionner le film segment par segment (lettre « i » pour le point in et lettre « o » pour le point out), et exporter les segments, un par un, dans un dossier créé à cet effet. J’ai de cette façon obtenu une centaine de segments pour le film de Beauvois. Travail un peu laborieux mais extrêmement utile pour la suite.
7/ Christian METZ, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, 1968. Metz fait la distinction entre scène et séquence, distinction par ailleurs évoquée dans Le Dictionnaire Théorique et Critique du cinéma de Jacques Aumont et Michel Marie (éditions Nathan, 2001). Faisant référence à la grande syntagmatique de Metz, les auteurs rappellent que la scène y est définie comme un « segment du film montrant une action unitaire et continue », et la séquence comme un « segment montrant une action certes suivie, mais avec des ellipses ». Nous aurons à ce sujet en tête, comme les auteurs, deux constats : d’une part, il est parfois difficile de déterminer si l’action représentée comporte ou non des ellipses. D’autre part, il est sous-entendu que l’ellipse est (sauf très rares exceptions, qui relèvent davantage de l’expérimentation) inévitable au cinéma. Par conséquent, nous ne retenons à ce stade de la décomposition d’un tout en ses parties que les ruptures temporelles ou spatiales fortes.
7b/ "Je l'ai dit: Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez !" Bible, Psaume 81
8/ Assemblée tenue par des religieux.
9/ Pour revoir le passage en question du discours du réalisateur : http://www.youtube.com/watch?v=Br1BJhMAxB4