Structure


  1.     Première et dernière scènes similaires (Gaspard sur le bac qui relie St Malo à Dinard) ; Dans un entretien accordé à Vincent AMIEL et Noël HERPE pour POSITIF, ROHMER déclare (P9) que si RENOIR est son véritable maître, c’est à CARNÉ qu’il a emprunté ce procédé du film qui s’achève comme il a commencé. Remarquons que quelque chose de très important distingue les deux scènes : la caméra, au final, ne suit pas Gaspard, mais reste à quai…


  1.     Nous reviendrons à la toute fin à ces deux plans, qui permettent selon moi une lecture très particulière (et très poétique) du lieu. Montrant par là que pour ROHMER, s’il est nécessaire de parcourir les lieux (pendant l’écriture, puis pendant le tournage), cela n’en fait pas pour autant un topographe. ROHMER est avant tout un inventeur de formes, et en l’occurrence un inventeur de lieux.


  1.     Le film est structuré sous forme de chronique rythmée par des cartons indiquant les jours (3 semaines, du lundi 17 juillet au dimanche 8 août) : mesure du temps extrêmement précise, comme souvent chez ROHMER (19 jours, car le 23 et le 25 juillet sont absents, et deux génériques).


  1.     Évoquons le motif dessiné des cartons : à la fois horizon et vagues, mais aussi –possiblement –portée d’une partition. Les CAHIERS (BURDEAU p61) y voient même le déplacement lui-même. Dans POSITIF, ROHMER évoque quant à lui, au sujet de ces cartons,  le cinéma muet ( !) :


  1. Dans l’entretien accordé à Vincent AMIEL et Noël HERPE pour POSITIF, ROHMER déclare (P10) : « Conte d’Été est un film où la continuité est bousculée : chaque jour est annoncé par un carton, dans l’esprit d’une suite de moments montrés de manière assez sèche. » Plus loin, il ajoute : « Mes amis de la Nouvelle Vague et moi-même sommes des cinéastes muets, contrairement à ce qu’on peut penser (notamment à propos de mes films, où on parle beaucoup). Nous avons été formés par le cinéma muet, à une époque où, à la Cinémathèque, on passait très peu de films parlants. Donc nous avons tout de suite pensé qu’au lieu d’essayer de faire comprendre indirectement, par un dialogue, le jour où se situe l’action, le plus simple était de l’écrire : il y avait là une certaine franchise. »


  1.      D’une façon plus générale, ROHMER aime intégrer des plans dont la fonction (voire l’unique fonction) est de désigner des lieux par leur nom. Ainsi, il intègre dans ses cadres de nombreux mots, qui viennent à leur façon se substituer à des dialogues déictiques devenus inutiles.


  1.     On est cependant en droit de se poser la question suivante : que devient Conte d’Été sans les cartons indiquant les jours ? Sont-ils absolument indispensables, ou plutôt à quoi servent-ils exactement, dans une période (les vacances) où, précisément, la date perd de son importance ? J’y vois -là encore - une façon d’affirmer une structure en chapitres, à la façon d’un roman. Un arbitraire du découpage, de la segmentation du récit (rappelons que ROHMER aime les récits segmentés, parfois composés de plusieurs récits enchaînés, plusieurs courts-métrages, comme 4 aventures de Reinette et Mirabelle). J’y vois aussi un motif plastique récurrent, soulignant le caractère répétitif des situations et des jours, renvoyant à l’idée d’un récit tournant le dos aux règles usuelles imposées par le cinéma dominant. Un récit qui refuse (presque complètement) la culture du climax.


  1. P41 BARNIER évoquant Vincent AMIEL, « ROHMER et la crise du récit », in Noël HERPE, Rohmer et les Autres, P.U.R, 2007 : AMIEL parle de « déflation du narratif, de dilution de l’histoire, de désamorçage des ressorts du récit ». Il y a rupture avec le « dispositif dramaturgique propre au paradigme hollywoodien » (mise en place/confrontation/résolution). Il y a, au contraire, une circularité dans Conte D’été, l’histoire ne parvenant pas à se constituer en tant que telle, se défaisant en même temps qu’elle se déroule (ce que Vincent AMIEL observe dans la « trilogie des bords de mer », avec La Collectionneuse et Pauline à la Plage.


  2.     Il est toujours intéressant de tenter de repérer, dans un récit cinématographique, les grandes parties qui le constituent (les segments, aurait dit Christian Metz). Lorsque je dois travailler sur un long-métrage, je passe du temps à le décomposer (non pas en plans, sauf lorsque le plan, comme chez Roy ANDERSSON par exemple, est la véritable unité du film, mais en scènes ou en séquences. ROHMER privilégie clairement la scène à la séquence (les séquences sont plutôt rares, même lorsque le téléphone sonne, ROHMER répugne à la figure du montage alterné, qui ne fait pas partie de son vocabulaire). Il y a tout de même la séquence d’ouverture (arrivée/chambre/ballade nocturne) et la séquence du 30 juillet, second jour avec Solène (plage/remparts/St Malo/Dinard/maison ext/ maison int). Ce sont les moments de récits les plus découpés du film (6 à 7 scènes en 4mn30 pour chacune des deux séquences). Il y a quelques séquences moins découpées, comme la séquence de l’ancien marin de Terre-Neuve habitant au bord de Rance (déplacement/entretien/déplacement), ou les retrouvailles avec Léna (promenade, volley, plage, repas).


  1.     Mais revenons à la scène ; trois journées ne sont constituées que d’une seule scène : la journée du mercredi 26 juillet, avec Margot sur une plage (si l’on excepte un plan très court, subjectif sur le panneau de St Lunaire), la journée du 3 août avec Léna, sur la plage la plus plate et déserte du film, et la journée du 5 août avec Solène, sur le belvédère. Ces 3 scènes sont comme des écrins pour chacune des trois filles du film.


  1.     Vous pouvez télécharger ici document PDF permettant de mieux appréhender la structure générale du film. Vous pourrez ainsi, à condition d’y passer un peu de temps, mieux appréhender les grands blocs qui constituent le récit, et le positionnement exact de certaines scènes déterminantes. On constate par exemple combien le récit est - très classiquement - structuré en trois actes, Margot occupant (mais pas seulement pour elle) le premier tiers, Solène le second et Léna le dernier.


  1.     Un autre document PDF vous permettra de vous rendre compte des durées relatives de certains des événements ou occurrences du film.


Motifs


  1.     Il y a un certain nombre de motifs répétés tout au long du film : Gaspard à la guitare, Gaspard et Margot à la crêperie, Gaspard et Margot en voiture, Gaspard au téléphone, et, évidemment Gaspard se baladant avec une fille, principalement Margot… Motifs qui ont à voir avec la forme générale du film (sa composition), y compris au sens musical du terme. Il est intéressant, par exemple, de comparer les deux scènes en voiture, le jeudi 20 juillet et et le vendredi 4 août; ou encore les deux scènes improvisées du film, le jeudi 20 juillet et et le samedi 29 juillet, avec le Terre-Neuva et l’accordéoniste (qui sont d’ailleurs toutes les deux des scènes chantées).


  1.     Autre motif, relevant cette fois de la manière de cadrer. ROHMER, à plusieurs reprises dans ce film, cadre le corps féminin d’une façon qui ne comporte nulle ambiguïté : les jambes des femmes sont toujours - chez ROHMER comme ailleurs chez TRUFFAUT -  des sujets d’émerveillement...


  1.     Le motif dominant du film est incontestablement la discussion à deux en extérieur jour, le plus souvent en marchant, qui représente une part très importante du film (54/55 mn de film, soit la moitié exactement!).


  1. Sur le déplacement (et le son) dans le film, voir l’entretien accordé à Vincent AMIEL et Noël HERPE pour POSITIF (décidément précieux!), dans lequel ROHMER déclare (P9 et 10) que Les Rendez-vous de Paris ont représenté, sans qu’il le prévoit, une « part d’esquisse (du point de vue de la mise en scène) de Conte d’Été. Mais je pense que c’est fortuit : c’est parce qu’à partir des Rendez-vous de Paris, les nécessités du sujet m’ont conduit à faire bouger ma caméra, sans que je prévoie pour autant que je ferais de même dans Conte d’Été… Jusque-là, j’avais peu montré des personnages qui parlaient en marchant, et lorsque je l’avais fait, c’était en plan fixe : ils s’approchaient ou s’éloignaient de l’objectif, ce qui m’obligeait parfois à faire entendre leur voix d’un peu plus loin qu’il n’est naturel, et je trouvais cela gênant par rapport à mon système de vraisemblance ; dans le réalisme ordinaire de mes films, cela passe difficilement. »


  1.     Il est vraiment intéressant de comparer, par exemple, une scène de Conte de Printemps (tourné avant Les Rendez-vous de Paris je le rappelle) avec une scène de Conte d’Été, dans lesquelles les personnages se déplacent. Dans le premier, l’arrière plan sonore prend d’autant plus d’importance que les personnages sont éloignés de la caméra, produisant un effet certes conforme à l’expérience (si quelqu’un est loin, nous l’entendons moins bien), mais ne correspondant pas au code usuel, qui réclame que la parole soit au premier plan. Dans Conte d’Été, deux choix techniques déterminent le fait que la parole reste, lors des déplacements des personnages, sur le même plan sonore tout au long du plan : d’une part l’usage du chariot, qui permet d’obtenir quand on le désire une distance constante avec les personnages et, d’autre part, l’usage du micro-cravate, permettant de récupérer un son constant, quelle que soit cette distance.


  1.     Au sujet des motifs récurrents du film, il est important d’évoquer la plastique du film. À priori, les couleurs et les formes peuvent (comme souvent chez ROHMER) sembler directement « empruntées » au réel, sans intervention particulière. Naturelles, en un mot. ROHMER se dit au contraire très attentif au choix des costumes et des couleurs des décors. Les couvertures des scénarios qu’il rédige comportent d’ailleurs la plupart du temps des échantillons de couleur, et l’idée d’une couleur « dominante ». Lorsque l’on « balaye » rapidement le fichier du film complet, il y a bien sûr le rose de la carnation, les bleus du ciel, quelques couleurs saillantes (le rouge d’un maillot de bain ou d’une robe pour Margot, le bleu « jean » de Solène, les bleus et parmes de Léna…), le blanc des chemises, chemisiers ou sous-vêtements… mais surtout l’ocre clair des plages, des lambris… et des cartons, dont on peut penser qu’ils font référence à cette couleur dominante. C’est ce que ROHMER appelle « ses préoccupations picturales ». Écoutez-le de cette question des costumes à Michel CIMENT, 3 ans avant le tournage de Conte d’Été («Projection Privée» du 9 février 1992, France Inter).


  1.     Un autre type de motif, très proche, est lié à la danse (ROHMER aime danser, comme on le voit dans ses films… et dans La Fabrique !). Bien sûr, on pense à la boîte dans laquelle ils se rendent et où Gaspard remarque Solène. Mais la mise en scène de ROHMER, très musicale comme nous l’avons dit (chez ROHMER, la parole est un chant…, les gestes et les déplacements des chorégraphies), définit avec précision le rapport des corps entre eux. Regardez par exemple ces trois extraits du film, dans lesquels Gaspard esquisse des «pas de deux» avec chacune des trois filles.


  1.     Toujours concernant le jeu, et précisément la gestuelle, ROHMER dit ne pas donner d’indication de gestes aux acteurs, préférant faire avec ce qu’ils sont. Melvil POUPAUD bouge beaucoup en marchant, Amanda LANGLET plutôt avec les bras, alors ROHMER utilise ce qu’ils sont, ne cherchant pas à forcer leurs natures. (toujours POSITIF p10). Ceci est cependant à relativiser. C’est Françoise ETCHEGARAY qui le fait avec le plus de clarté, dans l’ouvrage de Jean CLÉDER (Éric ROHMER, Évidence et ambiguïté du cinéma) :


  1. P39 CLÉDER: Françoise ETCHEGARAY* : « Un technicien n'a aucune liberté chez ROHMER. Le décorateur a le droit de faire au millimètre près ce que veut ROHMER. Les décors sont pensés par ROHMER. Il ne laisse aucune latitude à qui que ce soit, même pas à moi… enfin si, sur certaines choses… On part d’une définition, par exemple, de couleurs, de tonalité du film, c’est lui qui décide de tout. Il décide du moindre cadrage, de la moindre couleur de ruban d’une robe, de la moindre harmonie du fond du décor du studio, de la moindre chaussure d’un comédien. Il n’y a aucune liberté pour les techniciens. Il y en a pour les acteurs, qui ont une certaine liberté de mouvement, et encore… Là aussi, les choses sont plus complexes qu’elles ne le paraissent. Ce qui est souvent assez drôle, d’ailleurs, parce que cette liberté est truquée ; il leur dit de bouger à leur guise, mais en ajoutant « Là, en fait, vous vous assiérez ? Vous allez vous asseoir… » et l’acteur répond forcément : « Euh oui, oui très bien. » Le raisonnement de ROHMER serait le suivant : « Je laisse l’acteur libre… Je lui dis évidemment « vous allez vous asseoir. » Il répond « oui ». Donc, il est libre. » Tout est biaisé… Par ailleurs, l’acteur de ROHMER est captif du cadre… Je ne connais pas de démiurge plus absolu que ROHMER qui, en même temps, fasse plus confiance au hasard, toujours utilisé. »

  2. * Productrice attitrée de ROHMER depuis 1993 (L’Arbre, le Maire et la Médiathèque) ; elle a commencé avec ROHMER sur Le Rayon Vert, en 1986.


Corps et décors


  1.     Alors ROHMER musicien, ROHMER danseur ? Certainement pas au sens de professionnel, et il le dit lui-même. Mais amateur éclairé, artiste très sensible aux arts (et à son histoire), à ses langages. Au fond (et nous le savons depuis, au moins, Perceval en 78, voire La Marquise d’O en 76, avec le travail sur le peintre FUSSLI; pensons aussi à Pauline à la plage, avec la peinture de MATISSE, La Blouse Roumaine. ROHMER trouvait d’ailleurs qu’Amanda LANGLET avait les mêmes épaules. On peut encore évoquer MONDRIAN dans Les Nuits de la Pleine Lune), ROHMER est aussi un peintre. Un peintre viscéralement attaché aux corps, bien sûr, mais aussi aux lieux. À y regarder de près (nous avons déjà dit combien les lieux importaient à ROHMER, qui a besoin de les parcourir pour écrire), je me demande si les lieux ne sont pas - au moins - aussi importants pour le cinéaste que les corps qui les traversent (rappelons ce passage déjà cité, page 162 de Le Celluloïd et le Marbre, dans lequel ROHMER dit l’importance du trajet, et des lieux traversés par les corps qu’il filme).


  1.     Évoquons à ce sujet Pomponius GAURICUS (théoricien italien du XVIe, qui théorisa en particulier l’arrivée de la perspective artificielle, entre le XIV et le XVe en Italie puis en Europe), et qui écrivit De Sculptura, en 1504 : "Le lieu existant avant le corps placé en ce lieu, il doit nécessairement être fixé graphiquement en premier." GAURICUS citait un certain nombre d’exemples emblématiques, dans lesquels l’architecture, en particulier, semblait être le prétexte à la scène picturale. On pense à des tableaux poussant très loin cette conception d’une peinture pour l’architecture, telle ce Mariage de la Vierge, peint par LE PERUGIN, dans les années qui précèdent la publication du livre de GAURICUS.


  1.     Ou, mieux encore, cette Cité Idéale, peinte vers 1475, attribuée parfois à Luciano LAURANA et visible au Palais ducal d’Urbino, dont on ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qu’elle est : est-elle la représentation d’une ville idéale, d’un décor de théâtre, d’un tableau destiné à vanter un savoir-faire, ou à chanter les louanges de la perspective artificielle, véritable machine à voir le monde et à la représenter ? N’oublions pas que l’on commençait à cette époque à utiliser la camera obscura (VINCI la décrit en 1514), ancêtre de l’appareil photo, puis de la caméra.


  1.     Continuons dans cette voie. La scène standard dans le film (je parlais de motif plus haut), ce sont deux personnes se déplaçant dans un lieu, le plus souvent naturel. Comme pour RENOIR là encore, la nature est vraiment le théâtre de ROHMER. Une nature habitée, domestiquée par les sentiers, bancs, etc. Une nature qu’on aime bien nommer, désigner, comme à 28mn30 du début du film, lorsque Margot décrit le paysage à Gaspard, moment de pure désignation des lieux, par les gestes et les mots.


  1. P56 BARNIER : « Dans Conte d’été, comme dans tous les autres films de ROHMER, le développement de l’intrigue est intimement lié au lieu géographique dans lequel elle prend place. »


  1.     Tout se passe en effet, dans ses films et dans Conte d’Été en particulier, comme si le décor préexistait aux corps qui le traversent. ROHMER laisse très souvent (parfois au début, mais le plus souvent à la fin de ses plans) le décor exister sans les corps. Regardez cet ensemble de 34 photogrammes, sous format PDF, qui montrent Gaspard d’abord, puis Margot, puis Gaspard et Margot, Gaspard et Solène, Gaspard et Léna… Notez que Gaspard et Margot « disparaissent » souvent ensemble.


  1. Concernant le rapport au décor, et plus précisément à la nature, dans les CAHIERS p61, Emmanuel BURDEAU parle de la tradition renoirienne, dans laquelle la nature est un théâtre : « D’ailleurs, il est possible de voir en Conte d’Été le film d’un seul plan, disons d’un seul type de plan : au premier plan, Gaspard en discussion avec une jeune fille, tous deux filmés de très près et parfois en légère contre-plongée, se détachant sur un arrière-plan de mer et de ciel bleu, sans qu’il n’y ait le moindre point flou . » (discutable, mercredi 26 juillet par exemple…). Il continue : « La nature comme cadre sur le dessin duquel on se découpe et dont on s’extraie, presque malgré soi»


  1.     Difficile de ne pas évoquer ici le peintre Caspar David FRIEDRICH (ici ou encore ), peintre romantique allemand du XIXe siècle (on sait l’attachement d’Éric ROHMER à la culture allemande). Il est très frappant de voir le nombre d'occurrences dans Conte d’Été dans lesquelles les corps sont filmés de dos, face aux paysage. Parfois même de dos, à la fenêtre, évoquant plastiquement la célèbre définition d’ALBERTI, pour qui le tableau était «une fenêtre ouverte sur le monde».


Bande sonore


  1.     Nous avons, à plusieurs reprises, évoqué la musique, mais sans prendre le temps d’évoquer la spécificité de la bande son chez ROHMER. Tout d’abord, aucun cinéma sans doute ne mérite plus que celui de ROHMER d’être taxé de « vococentriste », et plus précisément encore de « verbocentriste », pour reprendre l’expression de Michel CHION. C’est là une marque de fabrique du cinéaste.


  1.     La bande bruit tout d’abord. Elle est ici réduite à sa plus simple expression : le bruit est, sauf exception rarissime, un bruit de fond, capté par le micro, braqué avant tout sur les bouches des protagonistes. Peu de sons additionnels chez ROHMER, comme c’est par contre l’usage dans le cinéma de la post-modernité (pour reprendre l’expression de Laurent JULLIER). Pas de bruitage, donc. ROHMER assume, au montage, l’hétérogénéité de la bande bruit, renonçant (pas systématiquement, mais la plupart du temps) au « L Cutting » dominant dans le cinéma. Dans une des séquences les plus hétérogènes par exemple (le dimanche 30 juillet), la plupart des plans arrivent en cut, avec la bande son synchrone d’origine, et créant des effets de « saute » soulignant les ellipses (sauf parfois quelques bruits de moteur qui durent d’un plan à un autre, garantissant une homogénéité passagère).


  1.     Concernant la musique, c’est très différent. Tout d’abord, remarquons qu’il n’y a que très peu de musiques extradiégétiques dans le cinéma de ROHMER, et Conte d’ Été n’échappe pas à la règle. ROHMER n’aime pas la musique extradiégétique, pas plus qu’il n’aime la musique de « fond » dans la vie :


  1. Sur le site qobuz : C’est dans cet entretien qu’il explique qu’il n’aime pas la musique « papier peint » (paraphrasant STRAVINSKY), dans la vie comme dans les films. Il y dit aussi que «  la musique de films est d’un emploi vulgaire. Ce n’est pas mauvais, c’est vulgaire, c’est facile, et ça empêche de… C’est un emballage, si vous voulez, qui fait passer, accepter le produit. Le cinéma n’a pas besoin de musique. Et c’est beaucoup plus beau quand il n’y en a pas. La musicalité de l’image, la musicalité de la bande-son sont beaucoup plus importantes… »


  1.     Dans Conte d’Été, il y a seulement deux moments de musique « de fosse », dans les deux génériques (thème sifflé au début et la chanson Santiano à la fin, non crédité au générique). Comme on le voit sur la structure du film, il y a en tout 14mn de musique dans le film (13%, ce qui est très loin des 80 à 90% de musique présente dans le cinéma actuel…). Une musique fredonnée, chantée ou écoutée par les personnages. Par contre, ROHMER joue plutôt l’homogénéité concernant la musique : dans la crêperie au début ou dans la boîte, un changement de plan n’entraîne pas une modification de la bande son, le morceau de musique assurant la continuité. Ce qui, un temps, éloigne ROHMER du réel, du naturel qu’il poursuit par ailleurs, lui préférant une reconstruction. Très intéressant de comparer, de ce point de vue,  la scène de la discothèque, montée dans le film avec celle filmée par Françoise ETCHEGARAY, qui, dans la même situation, assume l’hétérogénéité de la bande son et de ses multiples ruptures (à 1mn11 du début de l’extrait mis ici en ligne).


  1.     Reste la parole, centrale dans le cinéma de ROHMER. Définitoire même. L’écriture, la préparation nous l’avons vu, le tournage (la mise en scène), le montage, tout est organisé pour et autour de la parole. Ainsi, la durée des plans est déterminée en fonction de la ou des pages de dialogues écrits. La parole ne servira pas à lier, par exemple, deux scènes ou deux séquences entre elles. Elle ne servira pas non plus à « faire passer » une simple ellipse spatiale. Si une séquence est composée de plusieurs lieux séparés par de courtes ellipses (par exemple le jeudi 27 juillet, qui décrit une ballade au cours de laquelle Margot et Gaspard parcourront 3 lieux différents, une plage, un sentier, puis un autre le long d’un mur de pierre), alors le dialogue comportera 3 segments autonomes différents, chacun entamé et clôt dans chacun des 3 lieux.


  1.     C’est encore, et pour finir, avec ROHMER au travail que l’on comprend le mieux sa méthode : avant tout un texte à dire (et à apprendre scrupuleusement), le choix d’un lieu et de corps pour les traverser (le corps, chez ROHMER, c’est un visage, une gestuelle, une voix), une certaine liberté de mouvement (dont on aura compris qu’elle est très orientée par le cinéaste finalement, même si elle se base sur une observation fine de la nature de ses comédiens), des répétitions précises… Au final, ROHMER obtient nous l’avons vu un ballet subtil, à la musicalité très particulière. Ce que l’on nomme un style, et qui est si difficile à définir. Très instructif donc de comparer ce nouvel extrait de La Fabrique du Conte d’Été (à partir de 2mn50 ici) avec l’extrait de la séquence telle qu’elle est montée dans le film, extrait dans lequel Gaspard frôle le corps de Margot, tournant autour d’elle comme un danseur, une nouvelle fois.


Conclusion


Revenons pour conclure aux deux séquences qui clôturent le film, l’arrivée et le départ de Gaspard.


  1.     Premier constat, à la toute fin du film, ROHMER reste à quai, en quelque sorte, abandonnant le point de vue de Gaspard, qui était jusqu’ici, et systématiquement, privilégié. ROHMER reste avec Margot… D’ailleurs, la chanson qu’il a choisie pour le générique, lui d’ordinaire si parcimonieux avec l’extradiégétique, ne dit-elle pas dans le dernier couplet :

  2. « Un jour je reviendrai chargé de cadeaux

  3. Hissez haut Santiano

  4. Au pays j'irai voir Margot

  5. A son doigt je passerai l'anneau » ?


  1.     De façon plus poétique, et parce que, nous l’avons vu, le thème de l’île est présent tout au long du film (dans lequel on évoque à plusieurs reprises Ouessant, sorte d’eldorado inaccessible, dans lequel l’amour pourrait vraiment naître ou s’épanouir ; Gaspard envisagera d’y aller avec chacune des trois filles, pour finalement n’y aller avec aucune d’entre elles), Dinard et les différents lieux traversés dans le film deviennent, symboliquement, une île.


  1.     Un lieu sans doute plus important pour l’auteur que BARNIER semble le penser, qui évoque à ce sujet le « MacGuffin » hitchcockien. Pour moi, le film tout entier est une île et, pourquoi ne pas aller un peu plus loin, l’œuvre de ROHMER est une île, un lieu clôt, sans liens apparents avec le continent du cinéma. On y parle une langue à part, que nous comprenons bien sûr, mais dont nous ressentons immédiatement l’étrange nature, un accent particulier qu’on n’entend qu’à cet endroit. Il en va des films comme des îles : on s’y sent ou très bien, à l’abri du monde, ou alors on a au contraire peur de cet isolement, de ce sentiment d’être à la fois perdu et cerné.


  1.     Dans le cinéma contemporain, je ne vois qu’un cinéaste dont l’œuvre est une île proche, que je dirais cousine, c’est Emmanuel MOURET (Changement d’adresse en 2006, Un baiser s’il vous plaît en 2007, L’art d’aimer en 2011).

LE PÉRUGIN, Le Mariage de la Vierge, huile sur bois, 234x185, 1500/1504, Caen, Musée des Beaux-Arts.

Luciano LAURANA (ou Francesco di GIORGIO MARTINI), Cité Idéale, 239,5 x 67,5cm, huile sur bois, vers 1475, Palais ducal d’Urbino.