«I was in the place the eye does not see. » 23
Avatar fait partie de ces nombreux films qui s’attardent en gros plan sur l’oeil de ses personnages. On ne va pas refaire l’interminable liste des cinéastes qui, de Bunuel à Spielberg, en passant par Vertov, Scott, Hitchcock ou Kubrick 24, offrent au spectateur un oeil (ou un regard) plein champ, tantôt considéré comme une humeur (aqueuse), un sténopé, une caméra, un trou ou une fenêtre (ouverte sur l’âme ou sur le monde). Pour Cameron, les choses sont simples (et d’une récurrence toute didactique) : l’oeil est avant tout celui du spectateur privilégié Jake Sully. Ce sera aussi – dans un processus strict d’alternances (une trentaine au total) - celui de son avatar.
Le film tout entier se construit sur une autre alternance, entre deux lieux cette fois : un monde souterrain (la base militaire installée au coeur de la mine, mélange de prises de vue réelles et d’images générées par ordinateur 25) et le monde luxuriant et aérien de Pandora, presque exclusivement en images de synthèse 26. La science (intermédiaire bienveillant entre les colons et les indigènes) a mis au point un passage entre ces deux mondes à priori incompatibles. Il s’agit d’un sarcophage-cercueil 27 hautement technologique dans lequel il convient de perdre conscience, pour se retrouver dans le corps d’un autre.
Entre les deux, l’oeil se ferme. Le monde extérieur est alors remplacé par un tunnel de phosphènes sophistiqués menant à l’oeil étranger, œil étranger qui bientôt s’ouvrira, par la force magique et énergétique de ce flux lumineux (effet qui rappelle bien sûr un autre voyage lumineux, celui de 2001 28). L’oeil est donc le vecteur d’un processus proprement allégorique. Jake, à condition de fermer les yeux, peut courir, et même – nous l’avons vu - voler. Il est doté de capacités plus excitantes encore. N’oublions pas que Jake Sully est un personnage principal particulier (et plutôt rare au cinéma). Il est en effet privé de l’usage de ses jambes et sans doute - le film y fait quelques allusions - sexuellement impuissant (occurrence plus ordinaire dans le cinéma hollywoodien, qui regorge de Ken plutôt belliqueux). Le prisonnier très platonicien qu’est Jake Sully aura la possibilité (sans quitter son siège, pourrait-on dire) de sortir de la caverne, et pourra, grâce à une métempsycose tout à fait propice, parcourir le dehors avec de nouvelles jambes, de longs cheveux et une nouvelle queue. Il est question d’améliorer le transport, physique et amoureux 29.
23 : « J’étais dans le lieu que l’œil ne voit pas. » (01 :49 :19)
24 : Le Chien andalou, L’Homme à la caméra, Fenêtre sur cour, 2001 l’Odyssée de l’espace, Blade Runner, Minority Report...
25 : « C.G.I » en anglais, pour « Computer generated imagery ».
26 : Sur les 150 minutes de film avant le générique, on compte presque 100 minutes consacrées au monde de Pandora, soit les deux tiers.
27 : Cameron filme de la même façon le cercueil du frère entrant dans le four à crémation et le sarcophage entrant dans le tunnel, façon d’insister sur la métaphore d’un Jake Phénix. Ou, nous l’avons dit, d’un Jake paria (outcast en anglais, mot à l’étymologie jubilatoire), figure standard du cinéma.
28 : Le voyage lumineux de 2001 s'opère de façon sensiblement différente : il s’agit de foncer dans un interstice entre deux rouleaux. Notons que pendant le voyage conçu par Kubrick, on garde les yeux grands ouverts. C’est plus tard, à la fin de sa carrière, qu’ils seront grands fermés.
29 : Intéressant de penser à d’autres films qui mettent en scène des personnages condamnés à l’immobilité, réduits à un regard, voire au clignement d’un seul œil (Johnny s’en va t-en guerre, Dalton Trumbo, 1971, Fenêtre sur Cour Alfred Hitchcock, 1954 ou, plus récemment, le Scaphandre et le Papillon, Julian Schnabel, 2007, qui constituerait d’ailleurs un beau sous-titre au film de Cameron).